Page:Montesquieu - Pensées et Fragments inédits, t1, 1899.djvu/321

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

parce qu’il en est dévoré. Et même un tel homme a presque toujours les organes tellement construits qu’il seroit malheureux tout de même, si, par quelque hasard, l’ambition, c’est-à-dire le désir de faire de grandes choses, n’avoit pu lui entrer dans la 5 fête.

Mais le simple désir de faire fortune, bien loin de nous rendre malheureux, est, au contraire, un jeu qui nous égaye par mille espérances. Mille routes paroissent nous y conduire, et, à peine l’une se 10 trouve-t-elle fermée, que l’autre semble s’ouvrir.

Il y a aussi deux sortes de gens heureux.

Les uns sont vivement excités par des objets accessibles à leur âme et qu’ils peuvent facilement acquérir1. Ils désirent vivement ; ils espèrent, ils i5 jouissent, et bientôt ils recommencent à désirer.

Les autres ont leur machine tellement construite qu’elle est doucement et continuellement ébranlée. Elle est entretenue, et non pas agitée ; une lecture, une conversation leur suffit. ao

Il me semble que la Nature a travaillé pour des ingrats : nous sommes heureux, et nos discours sont tels qu’il semble que nous ne le soupçonnions pas. Cependant, nous trouvons partout des plaisirs : ils sont attachés à notre être, et les peines ne sont que 25 des accidents. Les objets semblent partout préparés pour nos plaisirs : lorsque le sommeil nous appelle, les ténèbres nous plaisent ; et, lorsque nous nous éveillons, la lumière du jour nous ravit. La nature

1. La chasse, le jeu qu’on peut supporter.