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Page:Montpetit -Le Front contre la vitre, 1936.djvu/35

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ALLER ET RETOUR

se voile d’un linon et le brouillard nous enveloppe d’une ouate légère. Le supplice de la sirène martèle chaque minute. La mer a des cassures métalliques. Trente-six heures de solitude brumeuse ! Nous entrons au pays sans le voir.

À la sortie du détroit de Cabot, le vent du nord-est se cabre brusquement, en tempête. La neige tombe, d’abord molle et lourde, puis en tourbillons, sur la mer affreusement grise. La vague enfle. Je distingue dans l’obscurité de larges nappes d’écume. Le bateau reçoit la houle de côté, s’incline, revient, têtu et bon enfant sous la bourrasque. Les ponts d’arrière sont blancs. Une femme se tient debout près d’une porte ; elle est enveloppée d’un châle noir. Immobile et triste, elle regarde. On dirait ainsi que nous transportons une page illustrée d’un conteur russe. Le brouillard persiste. La vague passe. Le bateau mugit : un cri brutal, déchiré. Tenir sous le souffle du nord ! Puis le mouvement s’apaise. Mais la neige tourne encore, sous nos phares, contre le noir de la mer. Elle nous étonne. Elle ricane que nous la retrouvions, nous qui croyions en avoir fini.

Le lendemain, l’entrée que j’ai toujours connue : lumineuse, immense. Le soleil regorge. Le ciel est bleu, sauf au-dessus de Gaspé où flottent des nuages roses attardés. Gaspé ! La terre qui nous apparaît enfin a gardé, parmi des stries de neige, les tons de l’automne. Je retrouve les vallées rocheuses couvertes d’arbres, où courent des rivières. L’abbé Chenard place des noms sur ce sol où il fut missionnaire et