Page:Mousseau - Mirage, 1913.djvu/71

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 62 —

disputer la possession de ces « lots » précieux. Il ne voulut pas être devancé et il s’empressa de faire son choix. Il prit dix « lots » situés à l’angle des rues transversales aboutissant au « Boulevard » et qui coûtaient cinq cents piastres chacun. Les lots situés en face de la future église valaient quatre cents piastres chacun ; il en prit cinq.

Le total de ses achats s’éleva donc à sept mille piastres. Dulieu fut généreux et offrit un autre lot pour rien, par dessus le marché, au père Beaulieu, qui l’en remercia avec effusion. La transaction fut alors déclarée close et on reprit le chemin du bureau de Dulieu, pour signer le contrat de vente, après que le père Beaulieu eût reçu les félicitations des autres acheteurs, qui se montraient quelque peu jaloux de sa bonne fortune et du choix qu’il avait fait. Il avait pris tout ce qui restait de « lots » en face de l’église et l’un des acheteurs lui dit en partant : « vous savez, quand vous voudrez vendre ces lots-là, je vous en donnerai cinq cents piastres chacun ». Il aurait donc pu réaliser immédiatement un profit de plusieurs centaines de dollars. Il partit enchanté, convaincu qu’il avait jeté les bases de sa fortune.

S’il avait été plus observateur, il aurait constaté, en quittant Dulieu, après lui avoir versé ses trois mille dollars en à-compte sur le prix de vente, que l’agent d’immeubles lui disait bonjour d’une façon un peu cavalière, avec la désinvolture et l’indépendance d’un homme qui n’avait plus rien à attendre de lui : le père Beaulieu n’avait plus un sou et ce n’est pas l’habitude, dans le monde de la finance, de se fatiguer à avoir des égards pour les pauvres gens, une fois qu’on leur a arraché toutes leurs épargnes.

L’épicier ne remarqua rien d’insolite et il retourna chez lui absolument satisfait.

Comme on peut le croire, Dulieu repartit pour Saint-Augustin très satisfait, lui aussi.

Il y a deux sortes de financiers : ceux qui ne vendent que des propriétés valant l’argent qu’on leur donne pour ces propriétés et ceux qui ne se font pas scrupules de vendre aux gens sans expérience des propriétés absolument sans valeur, à des prix exorbitants. Il y a aussi une troisième catégorie, moins nombreuse, et Dulieu en était, celle des habiles qui se font une clientèle double, composée en partie de gens sérieux et d’hommes d’affaires avec lesquels ils font des transactions de bonne foi, et pour l’autre partie de pauvres diables imprudents qui achètent sans discernement des propriétés destinés à prendre de la valeur dans un avenir fort éloigné ou à n’en prendre jamais.

Ceux qui appartiennent à cette troisième catégorie se font une réputation qu’on pourrait appeler en partie double et qui survit à toutes leurs vilenies, car il se trouve toujours un certain nombre d’hommes d’affaires avec lesquels ils ont traité honnêtement pour leur décerner des certificats de respectabilité à l’encontre de ceux qu’ils ont exploités et volés. L’habileté de ceux qui appartiennent à cette catégorie consiste à être hypocrites au plus haut point, ce qui est encore, il faut