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LECTURES DU SOIR.

« Des troupes qui ont vaincu de tels Français, peuvent se flatter de vaincre tous les peuples de l’Europe réunis contre un seul. »

Cependant, sa tâche n’était pas finie avec la défaite de Savenay ; il se tenait en queue de l’immense colonne, activant, pressant les rangs des fugitifs, brûlant ses dernières cartouches, et repoussant du sabre les Bleus trop avancés. Mais, en dépit de tout, il voyait ses compagnons tomber peu à peu en arrière, et il entendait leurs cris pendant qu’on les égorgeait dans l’ombre.

Alors, les bras étendus, il poussait cette foule sur la route de Guérande, il l’exhortait, il la pressait de ses paroles !

— Mais allez donc ! disait-il aux retardataires.

— Mon officier, je n’en puis plus, lui répondait l’un.

— Je meurs, s’écriait un autre.

— À moi ! à moi ! faisait une femme qu’une balle ennemie venait de frapper à ses côtés.

— Ma fille ! ma fille ! s’écriait une mère brusquement séparée de son enfant.

Le comte de Chanteleine, consolant, soutenant, aidant, allait de l’un à l’autre ; mais il se sentait débordé.

Vers quatre heures du soir, il fut rejoint par un paysan, qu’il reconnut, malgré l’obscurité et le brouillard.

— Kernan ! s’écria-t-il.

— Oui ! notre maître.

— Vivant !

— Oui ! mais marchons ! marchons ! répondit le paysan en essayant d’entraîner le comte.

— Et ces malheureux, dit celui-ci, montrant les groupes épars, nous ne pouvons les abandonner !

— Votre courage n’y fera rien, notre maître !!… Venez ! venez !

— Kernan ! que me veux-tu ?

— Je veux vous dire que de grands malheurs vous attendent !

— Moi ?

— Oui ! notre maître. Madame la comtesse, ma nièce Marie…

— Ma femme ! ma fille ! s’écria le comte en saisissant le bras de Kernan.

— Oui ! j’ai vu Karval !

— Karval ! s’écria le comte, entraînant hors de la foule l’homme qui lui parlait.

C’était un paysan coiffé d’un bonnet de laine brune ; par-dessus, un chapeau à large bord, entouré d’un chapelet, maintenait dans l’ombre sa figure énergique et rude : ses longs cheveux souillés de sang retombaient sur ses larges épaules ; des braies de toile descendaient en plis flottants jusqu’à ses genoux nus et rouges de froid ; au-dessous, des guêtres drapées se rattachaient par des jarretières multicolores ; ses pieds, engouffrés dans d’énormes sabots à demi brisés, reposaient sur une litière de paille et de sang. Une peau de bique jetée sur le dos du Breton complétait son costume ; le manche d’un coutelas sortait de sa ceinture à large boucle, et de la main droite, il tenait son fusil par le milieu du canon.

Ce paysan devait être d’une extrême vigueur ; en effet, il passait dans son pays pour avoir une force formidable, surhumaine ; on citait de lui des traits étonnants, et jamais le terrible lutteur n’avait trouvé son maître dans les pardons de Bretagne.

Ses vêtements déchirés, souillés, ensanglantés, disaient assez la part qu’il avait prise aux derniers combats de l’armée catholique.

Il suivit le comte de Chanteleine à grands pas ; celui-ci, pour se frayer un chemin plus rapide, prit par les douves à demi pleines d’eau et de fange. Les paroles que venait de prononcer Kernan l’avaient épouvanté. Lorsqu’il eut gagné la tête de la colonne, il se trouva près d’un petit bois, une sorte de taillis, dans lequel il poussa le Breton, et d’une voix altérée il lui dit :

— Tu as vu Karval ?

— Oui ! notre maître !

— Où ?

— Dans la mêlée ! parmi les Bleus !

— Et t’a-t-il reconnu ?

— Oui !

— Et il t’a parlé ?

— Oui, après avoir déchargé ses pistolets sur moi.

— Tu n’es pas blessé ? s’écria vivement le comte.

— Non ! pas encore ! répondit le Breton avec un triste sourire.

— Et que t’a dit ce misérable ?

— « On t’attend au château de Chanteleine, » s’est-il écrié en disparaissant au milieu de la fumée ! J’ai voulu le rejoindre ; mais en vain !

— « On t’attend au château de Chanteleine, » répéta le comte ! Qu’a-t-il voulu dire par ces paroles ?

— De mauvaises choses, notre maître !

— Et que faisait-il dans l’armée républicaine ?

— Il commandait à une troupe de brigands de sa trempe.

— Ah ! un digne officier des armées de la Convention, que j’ai chassé de chez moi, pour vol !

— Oui ! les bandits font leur chemin, par le temps qui court. Mais les paroles de Karval n’en sont pas moins terribles ! « Au château de Chanteleine, » a-t-il dit ; il faut y courir !

— Oui ! oui ! répondit le comte avec une exaltation douloureuse ! Mais ces malheureux et la cause catholique !…

— Notre maître, dit gravement Kernan, avant la patrie, il y a la famille. Que deviendraient, sans nous, madame la comtesse et ma nièce Marie ! Vous avez rempli votre devoir en gentilhomme : vous vous êtes battu pour Dieu et le roi. Retournons au château, et, une fois les nôtres en sûreté, nous reviendrons. L’armée catholique est détruite, mais tout n’est pas fini ! croyez-moi ! on se remue dans le Morbihan ; je sais là un certain Jean Cottereau, qui donnera du fil à retordre aux républicains, et nous l’aiderons à embrouiller l’écheveau.

— Viens donc, dit le comte ; tu as raison ! les paroles de ce Karval contiennent une menace ! il faut que je conduise ma femme et ma fille hors de France, et je reviendrai me faire tuer ici.

— Nous y reviendrons ensemble, notre maître, répondit Kernan.

— Mais comment arriver au château ?

— M’est avis, reprit le paysan, que nous devons rejoindre Guérande, de là, suivre la côte soit au Croisic, soit à Piriac, et gagner par mer une des baies du Finistère.

— Mais une barque ? s’écria le comte.

— Vous avez de l’or sur vous ?

— Oui, près de quinze cents livres.

— Eh bien ! avec cela on achète un bateau de pêche, et, s’il le faut, le pêcheur par-dessus le marché.

— Cependant ?

— Il n’y a pas de choix, notre maître ; par terre, nous tomberions bientôt dans un parti de Bleus, ou, forcés de nous cacher, d’éviter les routes, de prendre par les traî-