Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/301

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été sans reproches. J’allais à ces réunions avec mon mari ; vous ne pouvez me faire un crime d’avoir eu des croyances sincères et qui depuis d’ailleurs se sont modifiées… Ah ! c’est vrai, monsieur, Georges était un garçon bien turbulent autrefois, et je l’ai grondé beaucoup de ses folies, surtout en cette occasion-là… Mais on ne peut juger un homme sur ses étourderies d’enfant ; et maintenant, monsieur, vous le savez, c’est un garçon distingué, plein d’honneur, et que tout le monde estime, on a dû vous le dire. Ah ! monsieur Brafort, regardez-le, vous êtes bien vengé ! Vous lui avez fait beaucoup de mal, lui qui maintenant vous aime, vous honore…

— Oui ! monsieur, je suis désespéré ! dit Georges en s’adressant à Brafort, et veuillez accepter, je vous en supplie…

— Désespéré ? je le crois, monsieur, je le crois, répéta Brafort, pour des amateurs de théories sociales, c’était une jolie dot ; oui, vous devez être désespéré. Mais nous sommes des gens trop pratiques pour vous, monsieur, et ma fille n’aura pas l’honneur d’enrichir des gens de votre sorte. Ah ! ah ! ah ! Une belle affaire ! la femme et l’enfant aux marrons ! Dans quel guet-apens j’étais tombé, et comme je bénis la Providence !

Les paroles qui pour d’honnêtes gens closent tout débat venaient d’être prononcées. Le fils et la mère se regardèrent douloureusement, et, du même mouvement, se dirigèrent vers la porte. En passant près du groupe que formaient Maximilie, toujours évanouie, Jean et madame Brafort, ils saluèrent légèrement celle-ci, tendirent la main à Jean, et appuyèrent sur la jeune fille un regard navré, déchirant comme un adieu.

— C’est impossible ! s’écria Jean, c’est impossible ! Ne partez pas, mon oncle ne peut vouloir sacrifier ainsi…

Il abandonna Maximilie pour aller se jeter à genoux devant son oncle.

— Ne voyez-vous pas votre fille ? Vous la tuez, vous brisez ici deux vies, vous nous désespérez tous ! Vous souffrirez vous-même… Et pourquoi ? Est-il digne de vous ? Pour des motifs aussi misérables !… Oh ! rappelez-les, rappelez-les, je vous en conjure.

Il parla plus longtemps, invoquant, avec des accents pleins de force et de vérité, l’amour, la jeunesse, la douleur de ces deux êtres sacrifiés à un misérable orgueil ; il vit même un instant dans l’œil de son oncle le trouble de l’hésitation et de l’attendrissement ; mais Georges et madame d’Eriblac étaient sortis. En voyant sa fille rouvrir les yeux, Brafort se mit à pleurer : réaction d’une trop vive colère.

— Ma petite, lui dit-il, nous venons d’échapper à un grand danger. Tu as failli épouser l’insulteur de ton père ! Mais la jeune fille referma les yeux en écartant son père de la main. Alors il se remit à marcher dans le salon, se répandant en lamentations sur le malheur dont ils avaient failli être victimes, sur le danger de se fixer aux amitiés d’un jeune fou au cerveau plein d’extravagances, et jurant qu’il préférerait donner pour belle-mère à sa fille une prostituée plutôt qu’une femme qui allait, dans des assemblées d’hommes, se livrer à des théories insensées.

On emporta Maximilie dans sa chambre, où madame Brafort lui donna ses soins ; tandis que Jean courait sur les pas de ses amis et que Brafort allait refroidir ses sens dans le jardin. Au bout d’une heure de tours et de détours dans les allées, il se sentit en effet plus calme et finit par se féliciter complétement de ce qui s’était passé.

Car je m’étais laissé entraîner à une sottise, se dit-il, et je l’échappe belle, grâce à Dieu ! Moi, m’allier aux perturbateurs de l’ordre public, à des fauteurs d’idées !… Bah ! la petite se consolera. Nous attendrons un peu ; Je doublerai ma fortune et je la marierai à un pair de France.

Puis il pensa que, voulant un gendre conservateur, le meilleur moyen était d’allier la richesse à un grand nom, car ces choses et ces opinions se tiennent par un accord naturel, et croissent d’intensité en rapport à peu près égal, heureux effet des harmonies de ce monde. Il réfléchit que, ce projet de mariage n’ayant pas encore transpiré, la rupture n’aurait par conséquent aucun fâcheux effet dans le monde. Il se réjouit de sa prudence et termina ce soliloque en convenant qu’il eût bien mieux fait de ne pas se rendre aux instances de sa fille et de suivre son premier mouvement. Il avait toujours incliné à penser que ce premier mouvement était supérieur chez lui en sagesse et en prévisions secrètes à celui des autres. Il n’en douta plus, et se promit de toujours le suivre désormais.


V

UN BRILLANT MARIAGE.

Il est une force qui brise toutes les résistances et qui apaise toutes les douleurs, c’est l’impossible. À quoi bon gémir devant ce sourd ? que sert d’attaquer cet invincible ? L’humanité a supporté sans murmure, pendant des siècles, certains maux qui tout à coup lui sont devenus insupportables. C’est que les clartés de l’espérance, à la manière dont les rayons du soleil décomposent et putréfient avant de créer, en pénétrant ces douleurs, les ont éveillées et surexcitées en chassant la résignation stupide. Tandis qu’au contraire, lorsque des peines que notre imagination d’avance nous eût représentées comme pires que la mort et inacceptables, si elles viennent à nous frapper sans permettre aucun recours, alors le sentiment de notre impuissance éteint nos protestations et nos révoltes. Du moment où la vie persiste, il faut qu’elle se reprenne à d’autres appuis. Toute violente explosion de douleur contient de l’étonnement, un refus de croire. Toute résistance, un espoir.

Aussi la douleur de Maximilie prit-elle, dès les premiers jours, le caractère d’un désespoir morne. Elle connaissait trop bien son père pour croire qu’il pût jamais pardonner à Georges et à sa mère ; elle ne le demanda pas, et ne protesta que par ses larmes. Pâle, brisée, foudroyée dans l’exaltation de son bonheur, elle ne put, quoique sans maladie, se lever de son lit les premiers jours, tantôt noyée de pleurs silencieux, tantôt cédant au sommeil et gémissant sous l’étreinte de rêves affreux. Sa mère, en pleurant avec elle, et Jean, frappé du même coup, seuls, lui faisaient du bien. Elle n’accueillait son père que par un pénible silence, et lui, honteux au fond inquiet, mais toujours en apparence calme et rogue, disait : « C’est une crise inévitable, et qui passera. Il fallait qu’il en fût ainsi, effectivement, soit par l’apaisement, soit par la destruction ; mais peut-on mourir à dix-huit ans ? Les forces de Maximilie se rétablirent peu à peu, le sang revint à ses joues ; l’œuvre de vie, qui, dans ce jeune corps, en était à ses efforts les plus vigoureux, à son action la plus parfaite, reprit sa marche interrompue ; mais la tristesse persista, muette, profonde, et résista aux distractions qui furent imposées à la jeune fille. Elle aimait Georges. Pendant ce peu de temps qu’ils s’étaient cru l’un à l’autre pour toujours, les expansions, les caresses de son amant, qui lui avaient fait entrevoir dans la passion de nouvelles étendues, l’avaient encore plus intimement et plus ardemment liée à lui. Elle l’aimait et se sentait veuve. La vie, jusque-là si douce à ses lèvres, lui semblait maintenant sans lui une chose amère ; la lumière lui semblait voilée. Parfois un mot imprévu, quelque événement comique, arrachait un sourire à sa jeune spontanéité ; mais plus souvent, à propos de rien, elle fondait en larmes. Peu à peu