Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/332

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sur quelle terre ? L’anthropologie serait-elle assez peu connue de vous pour que vous ignoriez, messieurs, qu’un des termes de la cause, le plus important, manque au débat. Je vais vous apprendre son existence ; les lois de la nature ont été plus violées que vous ne semblez le croire ? La nature, à côté de l’enfant qui naît et de la femme qui enfante, a mis l’époux et le père, protecteur naturel de cette faiblesse et de ce danger. Nous avons ici l’enfant, la femme ; où est l’homme ?

» Il manque à ce drame un personnage important. Sur le bord d’un étang, la nuit, nous voyons une pauvre femme seule, sans secours, en proie à ces épouvantables douleurs qui troublent la raison et triomphent de toute énergie ; puis un enfant nu, sans secours également ; la mère, en cette situation, ne peut être protectrice ; elle, ivre de souffrance, épuisée de forces, la tête égarée, le flanc déchiré ; elle-même demande secours, au même titre que l’enfant. Et ce secours, la nature le donne. Ce qu’on nomme prévoyance de la nature, c’est-à-dire la condition nécessaire de la vie, de la conservation de l’espèce, la loi fatale qui, en passant des régions de l’instinct à celles de la liberté humaine, prend le nom de devoir ; cette loi demande ou plutôt donne la présence du père, défenseur naturel de l’œuvre de vie dont il est le coopérateur, du père, dont la validité reste intacte, précisément à cause de cette nécessité, de ce devoir. Mais, tandis que l’animal sauvage, fidèle à la loi, soigne et défend sa femelle et ses petits, l’homme, le civilisé du dix-neuvième siècle, se sert de sa liberté pour descendre plus bas que l’instinct, se prévaut de sa force pour être lâche, et emploie sa validité à fuir le devoir qu’elle lui impose.

» Eh bien ! en présence de cette lâcheté, de cette désertion, de ce crime, qu’avez-vous à faire, vous qui vous intitulez les représentants de la justice ? Vous avez à demander compte à cet homme de ceux que la nature lui a donnés en garde, et dont il est responsable envers la société.

Or, que faites-vous ? Quoi ! vous vous écartez pour laisser passer le déserteur, et vous venez juger la victime ?

» Cette femme est en danger de mort, la douleur l’a terrassé la fièvre s’empare de son cerveau, et vous venez juger son délire ! Mais vous qui vous posez en juges, vous ignorez donc l’humanité ? Ne savez-vous point ce que font de nous la douleur et la maladie ? N’avez-vous jamais senti dans la fièvre la raison vous échapper ? Êtes-vous des dieux ignorants de nos conditions humaines ? Quoi ! l’être est toujours semblable à lui-même, toujours responsable ? Il n’a point de défaillances, dans la maladie comme dans la santé, sa raison est la même ? Attachez donc un tribunal correctionnel à chaque hôpital, si vous venez juger la maladie et demander compte de ses actes à une malheureuse, abandonnée au sein de la crise la plus fatale, hallucinée de fièvre et folle de douleur !

» Vous l’avez interrogée avec insulte, colère et mépris ; elle s’est tue. Moi, son ami, qui la connaissais et qui l’estimais, je suis venu lui dire : « Expliquez-moi ce qui s’est passé, car je ne puis le comprendre. » Et frémissante, et pleurant, avec des gestes d’horreur, et la voix à chaque parole entrecoupée, elle m’a dit le secret que vos savantes inductions n’ont point percé, que vos objurgations n’ont point obtenu. Elle m’a dit ceci, écoutez :

» — Je n’étais plus moi-même, et pourtant je me rappelle. Il me semblait avoir dans la tête des ailes de moulin qui la battait à grands coups. Je voyais le ciel et les arbres se balancer, et l’idée me passa que c’était la fin du monde. Alors la figure de l’enfant frappa mes yeux ; il ressemblait tant à son père qu’il me fit horreur. Il me parut comme un démon venu pour me tourmenter, et alors je ne crois pas que j’aie voulu le tuer ; j’avais plutôt l’idée de me défendre… Mais je ne puis rien expliquer, puisque moi-même je ne comprends pas. J’étais folle, et souvent depuis, je demande où j’étais, moi, ma raison et mon cœur, pendant ce temps-là. »

» Comprenez-vous maintenant ? »

L’assemblée frémissait, mais le procureur général se leva et dit :

— C’est une explication habile, mais connue. Le crime plaide la folie quand il ne peut nier.

Jean tourna vers le procureur général sa figure inspirée et ses yeux étincelants.

« Et vous, quel étrange besoin avez-vous de la trouver coupable ? Que faisons-nous ici ? Jouons-nous une comédie où les rôles sont tracés d’avance ? ou cherchons-nous en conscience une vérité dont la vie de l’un de nous est l’enjeu ? Comprenez-vous, je le demande encore, ce mot révélateur du vrai crime ? Il ressemblait tellement à son père que j’en eus horreur ! Ah ! le voici, l’attentat contre la nature ! Et c’est ici, messieurs, que la société chancelle. Apportez vos phrases, maintenant ; elles peuvent servir. L’irréligion, l’impiété, les voici ! Le plus sacré des mystères est profané ; on a soufflé sur l’âme de la vie !

» Je disais tout à l’heure : voici la mère et l’enfant ; où donc est le père ? — Il n’y en avait pas ? Et maintenant voici l’enfant. Où donc est la mère ? — Il n’y en a pas. Il n’y a qu’une malheureuse à qui le fruit de ses entrailles violées fait horreur. Cet enfant naissait orphelin ; il n’était qu’un accident, le produit d’un acte infâme. C’était une de ces naissances qui travaillent sans cesse et si puissamment à rapprocher l’espèce humaine de sa première animalité. Il n’y avait pas de maternité. Pourquoi ? Parce qu’il n’y avait pas eu d’amour.

» Là-dessus, n’est-ce pas, vous allez déclarer cette femme infâme. Pas tant de hâte, juges et tuteurs de la société. Vous accusez les bas-fonds, dites-vous, c’est-à-dire le peuple, et une immoralité croissante. Êtes-vous bien sûr que ce soit d’en bas que vienne l’immoralité ? On dit vos instructions juridiques subtiles et savantes. Eh bien ! ici, je vous le déclare, vous avez mal vu ou peut-être mal cherché. Je vais vous dire l’histoire de Baptistine, elle me l’a permis. Je dirai tout, tout ce qui est vrai, car la vérité me brûle le sein, et il faut enfin que de vraies indignations parlent.

» Née, elle aussi, de la violation des lois de l’amour, enfant trouvée, seule dès l’enfance, et meurtrie par la misère, entrée à l’atelier avant dix ans, entourée de propos grossiers, un soir, à douze ans, retenue par un contre-maître et terrifiée des menaces de cet homme, qui représentait pour elle l’autorité… à douze ans, elle fut sa victime. — Dites-moi, monsieur le procureur général, où cette enfant avait-elle connu la chasteté, cette sainte pudeur, que vous l’accusiez tout à l’heure d’avoir dé pouillée, avait-elle eu même le temps de naître ? flétrie dès l’enfance ! femme avant la puberté ! la débauche pour compagne de jeux ! le germe détruit avant l’heure de sa naissance !

» Eh bien ! cependant, par une sorte de miracle, il se retrouva. Le fait n’est pas tout, et l’esprit a ses secrets. Je l’ai connue jeune fille, avant son dernier malheur, et tous les témoins l’ont connue de même. Elle avait un front pur, une tenue modeste, elle vivait digne et simple entre toutes. Malgré sa honte et comme à côté, le caractère de sa beauté était doux et chaste ; car c’était celui de son âme qui l’emportait sur le sort. Et regardez-là, n’est-elle pas la même encore ? Vous avez parlé de rubans. Pourquoi dire ce que vous n’avez pas vu ? Prenez garde, il y a de l’assassinat aussi dans les phrases. Vous tenez le rôle de magistrat, et vous apportez ici des effets littéraires pris en dehors de la vérité. Ceci n’est pas de la justice. Non, vous qui parlez tant de la société, vous devriez la connaître ; vous devriez savoir ici, à deux pas