Page:Musset - La Confession d’un enfant du siècle, 1840.djvu/251

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et ne pouvais le faire. Un froid mortel me serrait le cœur, et je restais sur mon fauteuil.

Smith parti le soir, ou nous nous taisions, ou nous parlions de lui. Je ne sais quel attrait bizarre me faisait demander tous les jours à Brigitte de nouveaux détails sur son compte. Elle n’avait cependant à m’en dire que ce que j’en ai dit au lecteur ; sa vie n’avait jamais été autre chose que ce qu’elle était, pauvre, obscure et honnête. Pour la raconter tout entière il suffisait de peu de mots ; mais je me les faisais répéter sans cesse, et sans savoir pourquoi j’y prenais intérêt.

En y réfléchissant, il y avait au fond de mon cœur une souffrance secrète que je ne m’avouais pas. Si ce jeune homme fût arrivé au moment de notre joie, qu’il eût apporté à Brigitte une lettre insignifiante, qu’il lui eût serré la main en montant en voiture, y aurais-je fait la moindre attention ? Qu’il m’eût reconnu ou non à l’Opéra, qu’il lui fût échappé devant moi des larmes dont j’ignorais la cause, que m’importait si j’étais heureux ? Mais tout en ne pouvant deviner le motif de la tristesse de Brigitte, je voyais bien que ma conduite passée, quoi qu’elle en pût dire, n’était pas maintenant étrangère à ses chagrins. Si j’avais été ce que j’aurais dû être depuis six mois que nous vivions ensemble, rien au monde, je le savais, n’aurait pu troubler notre amour. Smith n’était qu’un homme ordinaire, mais il était bon et dévoué ; ses qualités simples et modestes ressemblaient à de grandes lignes pures que l’œil saisit sans peine et tout d’abord ; en un quart d’heure on le connaissait, et il inspirait la confiance, sinon l’admiration. Je ne pouvais m’empêcher de me dire que, s’il eût été l’amant de Brigitte, elle serait partie joyeuse avec lui.