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408 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

joues. Absente d'elle-même, elle avait l'air de ne pas m'aimer, de ne pas me connaître, peut-être de ne pas me voir. Je ne pouvais deviner le secret de son indiffé- rence, de son abattement, de son mécontentement silen- cieux. J'entraînai mon père à l'écart. « Tu vois tout de même, lui dis-je, il n'y a pas à dire, elle a saisi exactement chaque chose. C'est l'illusion complète de la vie. Si on pouvait faire venir ton cousin qui prétend que les morts ne vivent pas. Voilà plus d'un an qu'elle est morte et en, somme elle vit toujours. Mais pourquoi ne veut-elle pas m'embrasser ? — Regarde, sa pauvre tête retombe. — Mais elle voudrait aller aux Champs-Elysées tantôt. — C'est de la folie ! — Vraiment tu crois que cela pourrait lui faire mal, qu'elle pourrait mourir davantage. Il n'est pas pos- sible qu'elle ne m'aime plus. J'aurai beau l'embrasser,, est-ce qu'elle ne me sourira plus jamais ? — Que veux- tu, les morts sont les morts. »

Quelques jours plus tard la photographie de Saint-Loup m'était douce à regarder : elle ne réveillait pas le souvenir de ce que m'avait dit Françoise parce qu'il ne m'avait plus quitté et je m'habituais à lui. Mais en regard de l'idée que je me faisais de son état si grave, si douloureux ce jour-là, la photographie profitant encore des ruses qu'avait eues ma grand'mère et qui réussissaient à me tromper, même depuis qu'elles m'avaient été dévoilées, me la montrait si élégante, si insouciante, sous le chapeau qui cachait un peu son visage, que je la voyais moins malheureuse et mieux portante que je ne l'avais imaginée. Et pourtant, ses joues- ayant à son insu une expression à elles, quelque chose de plombé, de hagard, comme le regard d'une bête qui se sentirait déjà choisie et désignée, ma grand'mère avait un air de condamnée à mort, un air involontairement sombre, inconsciemment tragique qui m'échappait mais qui empê- chait ma mère de regarder jamais cette photographie, cette photographie qui lui paraissait moins une photographie de sa mère que de la maladie de sa mère, d'une insulte que

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