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.480 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

l'oublier, mais il vous force à penser une fois de plus à la posi- tion étrange qu'occupe George Moore parmi les hommes de lettres. Il y a de longues années que parurent ses premiers romans; ils s'inspiraient si résolument des oeuvres des « natura- listes » français que la place de leur auteur à cette éf)oque était claire. La plupart de ses histoires (pas toutes) étaient très mau- vaises; mais elles représentaient un essai courageux d'implanter les principes des Concourt dans notre sol aride, et George Moore s'est distingué par cet effort, quelque signalé qu'y ait été son manque de succès. Depuis lors il a fait du chemin, et il est très difficile de dire ce qu'il représente aujourd'hui. Il y a quelque temps il remarqua tout à coup qu'il était irlandais et il changea aussitôt la façon stricte et littérale qu'il avait de transcrire la vie et qu'il avait empruntée à Paris en une nouvelle manière errante, vagabonde et loquace, qu'il croyait être caractéristique de l'ima- gination irlandaise. Je ne sais pas jusqu'où c'était là le fait d'un Irlandais, mais cela servit suffisamment à faire ressortir que M. Moore, bien qu'ayant rompu avec la France, ne tenait aucu- nement à s'alher avec l'Angleterre philistine. Il écrivit des his- toires, des nouvelles, des pièces de théâtre consciencieusement « celtiques » et peu à peu il lui arriva une chose surprenante : il devint un écrivain tout à fait original et vraiment admirable. Par une persévérance Continue, une application sans défail- lances, il apprit à écrire, et à présent il écrit comme n'écrit personne d'autre, d'une manière qui est absolument à lui et qui fascine par un charme étrange, monotone et légèrement mélan- colique. C'est notre ancien marinier, non pas sauvage et décharné comme le vieil homme de Coleridge, mais avec toute la culture confortable du citadin ; et il nous force à écouter ses histoires interminables et les souvenirs innombrables qu'il évoque. Ils sontternes presque jusqu'au désespoir, et cependant ils nous captivent à travers des centaines et des centaines de pages, sans qu'on puisse dire exactement pourquoi. Son parler ressemble au glou-glou étouffé — j'oserai à peine dire des eaux printanières — non, plutôt d'un robinet grand ouvert et qu'ap- provisionnerait sans cesse une source cachée. Il coule, et coule, agréable et doux, et enfin tout à fait charmant à l'oreille, si bien qu'il se pourrait qu'on finisse par ne plus faire attention à ce qu'il dit.

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