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EN TRAM jusqu'à LA RASPELlÈRE 649

Elle n'imposait pas, on sentait qu'elle cachait trop de timidité, qu'un rien suffirait à la mettre en fuite. Saniette à qui ses amis avaient toujours dit qu'il se défiait trop de lui-même, et qui en effet voyait des gens qu'il jugeait avec raison fort inférieurs obtenir aisément les succès qui lui étaient refusés, ne commençait plus une histoire sans sourire de la drôlerie de celle-ci, de peur qu'un air sérieux ne fît pas suffisamment valoir sa marchandise. Quelque- fois, faisant crédit au comique que lui-même avait l'air de trouver à ce qu'il allait dire, on lui faisait la faveur d'un silence général. Mais le récit tombait à plat. Quelque convive doué d'un bon cœur lui glissait parfois l'encou- ragement privé, presque secret, d'un sourire d'approbation, le lui faisant parvenir furtivement, sans éveiller l'attention, comme on vous glisse un billet. Mais personne n'allait jusqu'à assumer la responsabilité, à risquer l'adhésion publique d'un éclat de rire. Longtemps après l'histoire finie et tombée, Saniette désolé restait seul à se sourire à lui-même, comme trouvant en elle et pour soi la délec- tation qu'il feignait de trouver suffisante et que les autres n'avaient pas éprouvée. Quant au sculpteur Ski, appelé ainsi à cause de la difficulté qu'on trouvait à prononcer son nom polonais, et parce que lui-même affectait depuis qu'il vivait dans une certaine société de ne pas vouloir être confondu avec des parents fort bien posés, mais un peu ennuyeux et très nombreux, il avait, à quarante- cinq ans et fort laid, une espèce de gaminerie, de fantaisie rêveuse qu'il avait gardéç pour avoir été jusqu'à dix ans le plus ravissant enfant prodige du monde, coqueluche de toutes les dames. M"^ Verdurin prétendait qu'il était plus artiste qu'Elstir, Il n'avait d'ailleurs avec celui-ci que des ressemblances purement extérieures. Elles suffisaient pour qu'Elstir qui avait une fois rencontré Ski eût pour ce dernier la répulsion profonde que nous inspirent plus encore que les êtres tout à fait opposés à nous, ceux qui nous ressemblent en moins bien, en qui s'étale ce que nous

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