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SUR M. INGRES él

leçons. Ils y retrouveront le secret de cette magie qui permet d'oser des sujets difficiles, et de cette beauté d'atmos- phère que Baudelaire a su merveilleusement exprimer :

« Un tableau de Delacroix, placé à une trop grande dis- « tance pour que vous puissiez juger de l'agrément des « contours ou de la qualité plus ou moins dramatique du « sujet, vous pénètre déjà d'une volupté surnaturelle. Il « vous semble qu'une atmosphère magique a marché vers « vous et 'vous enveloppe. Sombre, délicieuse pourtant, « lumineuse, mais tranquille, cette impression, qui « prend pour toujours sa place dans votre mémoire, « prouve le vrai, le parfait coloriste. Et l'analyse du sujet « quand vous vous approchez, n'enlèvera rien et n'ajou- « tera rien à ce plaisir primitif, dont la source est ailleurs « et loin de toute pensée secrète. »

Certes, mais aussi ce plaisir est parfaitement distinct de l'excitation erotique. En est-il de même « d'une figure qui « ne doit son charme qu'à l'arabesque qu'elle découpe « dans l'espace ? Les membres d'un martyr qu'on écorche, « le corps d'une nymphe pâmée, s'ils sont savamment « dessinés, comportent un genre de plaisir dans les élé- « ments duquel le sujet n'entre pour rien... »

Eh bien, dira-t-on ici, Baudelaire témoigne en faveur de M. Ingres. Attendez ! car il ajoute : « Si pour vous il en est autrement, je serai forcé de croire que vous êtes un bourreau ou un libertin. »

Et l'on croit entendre, en écho, l'apostrophe qui ouvre les Fleurs du mal : « Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère!... » Et ce souvenir aiguise la pointe menaçante de l'hypothèse de Baudelaire. Pour goûter l'art délicieux de M. Ingres, il n'est certes pas besoin d'être un peu bour- reau ou un peu libertin, mais il n'est pas mauvais de se mettre dans la peau de tels personnages, pour regarder ceux du Bain turc. C'est peut-être un bon moyen d'éprou- ver son plaisir et d'en contrôler la valeur.

ROGER ALLARD

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