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cet égard. Schestov est certainement l’esprit le plus original, le plus audacieux, le plus profond parmi les écrivains russes contemporains, le plus complexe aussi et le plus difficile à définir.

« Quel est l’objet de la philosophie, demande Schestov. Faut-il rechercher la signification du tout et travailler obstinément à édifier une théodicée parfaite à l’exemple de Leibniz et de tant d’autres penseurs célèbres, ou bien faut-il s’attacher à suivre jusqu’au bout les destinées des individus particuliers, autrement dit : poser des questions, qui excluent toutes possibilités de réponse ? » Schestov choisit la seconde voie, malgré ses difficultés et ses dangers : il s’attache à l’individuel, au concret, au fait unique, spécial. Bergson veut que le philosophe fasse appel au « romancier hardi » qui « déchire la toile habilement tissée de notre moi conventionnel pour nous montrer sous cette logique apparente une absurdité fondamentale ». C’est ce que fait justement Schestov : il s’adresse tour à tour à Shakespeare, à Ibsen, à Tolstoï, à Dostoïevsky, à Tchékhov, à Nietzsche ; ce n’est pas leurs idées, leur philosophie, leur système en eux-mêmes, qui l’intéressent, c’est leur personnalité vivante et celle de leurs héros, telles qu’elles se manifestent dans leurs œuvres. Il les presse, il les questionne, il les tourmente, impitoyable, non pour en tirer des leçons, des conclusions générales. Mais pour nous faire saisir ainsi, toute palpitante, une réalité profondément cachée, pour nous faire pressentir et entrevoir brusquement une vérité obscure qui se dérobait à l’étreinte de la raison.

La témérité de ses recherches, l’audace tranquille de ses points d’interrogation lui attirent l’accusation de scepticisme et de cynisme. Son scepticisme, en réalité, n’est qu’un procédé, une méthode d’examen ; sous ce rapport on pourrait le rapprocher de Socrate, avec lequel, d’ailleurs, il a encore d’autres points de contact. Schestov doute, mais il ne se confine pas dans ce doute, il ne s’y plaît pas : il cherche toujours, tantôt en « gémissant » pour employer l’expression de Pascal souvent citée par lui, et tantôt en plaisantant, en riant de lui-même et des autres, toujours ardent et inquiet.

Ses maîtres furent Nietzsche, le Nietzsche d’Humain, trop humain, du Gai Savoir ; puis Dostoïesvky, Tolstoï, Pascal qui l’aidèrent à découvrir sa propre personnalité, fortifièrent