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fait vivre son héros et ce n’est pas non plus sa solitude. Au contraire — il faut se le répéter continuellement — Dostoïevsky recherche la solitude pour s’évader, pour essayer de s’évader du « souterrain » (de la « grotte » de Platon) dans lequel « tous » doivent vivre, que tous considèrent comme le seul monde réel, comme le seul monde possible, c’est-à-dire justifié par la raison. C’est ce que nous observons aussi chez les moines du moyen-âge. Ils haïssaient par-dessus tout cet équilibre mental qui apparaît à la raison comme le but suprême de la vie sur terre. L’ascétisme n’avait nullement pour objet de combattre la chair, comme on le pense généralement. Les moines, les ermites voulaient avant tout s’arracher à cette « omnitude » [1] dont parle chez Dostoïevsky l’homme souterrain, à cette conscience commune que le vocabulaire scolaire et philosophique appelle « conscience en général ». Ignace de Loyola formule ainsi la règle fondamentale des Exercitia spiritualia : Quanto se magis reperit anima segregatam et solitariam, tanto aptiorem se ipsam reddit ad quaerendum intelligendumque Creatorem et Dominum suum.

La conscience commune, voilà l’ennemi principal de Dostoïevsky. Aristote avait déjà déclaré que l’homme qui n’aurait besoin de personne serait dieu ou bête fauve. Dostoïevsky, de même que les saints qui sauvaient leur âme, entend sans cesse une voix mystérieuse lui chuchoter : « Ose ! recherche le désert, la solitude. Tu y seras une bête fauve ou bien un dieu. Rien n’est certain d’avance : renonce d’abord à la conscience commune et après on verra. Ou plutôt, c’est bien pis : si tu renonces à cette conscience, tu seras métamorphosé d’abord en bête, et ce n’est que plus tard, quand ? personne ne le sait — qu’aura lieu la dernière métamorphose ». D’ailleurs, cette dernière métamorphose n’est pas certaine. N’est-il pas évident en effet

  1. Dostoïevsky crée un néologisme : « vsiemstvo » (de « vsiè » nous tous) littéralement « omnitude », ce qui est commun à tous.