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Il allait sortir, mais immédiatement il revint, se rassit sur le lit et — précipitant les mots :

« Je ne voulais pas vous parler de moi. Mais à l’instant j’ai senti que j’avais eu tort de ne pas vous dire pourquoi alors, pourquoi jamais, je n’ai pu aller chez vous. Pourtant je ne vous ai jamais caché que cette maison est pour moi un enfer où je brûle ; toujours j’ai pensé à partir, toujours j’ai désiré aller n’importe où, dans la forêt, dans la maison du garde, au village, chez un être dénué et solitaire, pour l’aider, être aidé par lui. Mais Dieu ne m’a pas donné la force de briser avec la famille — c’est ma faiblesse, peut‑être mon péché — mais je ne pouvais faire souffrir, même les miens, pour le contentement de mon désir personnel… »

« Cependant », dis-je, « pour voir les amis, vous n’aviez pas besoin de quitter la famille, cela n’est que pour quelques jours… »

Il m’interrompit : « Voilà précisément le malheur. C’est de mon temps aussi bien que l’on entendait ici disposer à sa guise. Partir en cachette, ce n’était pas possible sans esclandre et la famille en aurait souffert. Quant à consentir à ce que j’allasse chez vous ou chez tel autre, ma femme ne l’admettait pour rien au monde. Et si j’avais insisté, ç’aurait été des crises nerveuses qui ne sont pas exceptionnelles dans notre milieu. Et à cela je n’ai jamais pu me faire : je me sentais toujours coupable. »

Tout surpris : « Mais si vous étiez tout de même parti », dis-je, « qu’en serait-il résulté de si fâcheux ? »

— Sophie Andréievna serait partie à mes trousses et nos entretiens auraient été gênés par elle. C’est arrivé plusieurs fois. Ainsi quand j’ai été en Crimée chez les Panine[1] et tout récemment à Kotchéty[2], ma femme est arrivée tout de suite

  1. À Gaspra, en Crimée. Tolstoï malade y passa deux hivers, 1901 et 1902.
  2. Propriété de son gendre, aux confins des Gouvernements d’Orel