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« J’ai porté ma croix et j’ai enduré 30 ans, c’est plus que l’homme que vous connaissez. » Et se montant un peu, il ajouta : « Évidemment si, ne fût-ce qu’une fois, je m’étais permis de bousculer ma femme, de lui crier après, elle se serait soumise, bien sûr, comme se soumettent vos femmes. Mais ma faiblesse ne me permettait pas de supporter les crises de nerfs et quand il s’en produisait je me disais que je n’avais pas le droit de faire souffrir un être qui m’aime et qui, à sa manière, veut mon bien. Nous avons vécu 50 années d’amour, nous nous sommes faits l’un à l’autre[1]. Ma femme ne m’a jamais trompé. Je ne pouvais pour mon propre plaisir m’en aller n’importe où et lui causer une douleur. Seulement quand les enfants ont été grands et qu’ils ont cessé d’avoir besoin de nous, je l’ai engagée à mener une vie simple. Mais elle redoutait plus que n’importe quoi de passer à un état de simplicité — ce n’était pas son âme qui le repoussait — elle le repoussait d’instinct. »

Il s’arrêta, réfléchit et reprit :

« Je ne suis pas parti pour mon seul contentement et j’ai porté ma croix… Ici on m’appréciait en roubles et on disait que je ruinais la famille. » Et il dit retenant ses larmes : « C’est vrai, on se préoccupait de ma personne avec amour : on veillait à ce que mon repas ne se refroidît point, à ce que ma blouse que voici fût propre et aussi ces pantalons, » — et il montrait ses genoux — « mais, à part Sacha, personne n’avait cure de ma vie spirituelle ». Et tendrement : « Sacha seule me comprend, vit de ma vie ; je compte sur elle, elle ne me laissera pas seul. Et puis » — ajouta-t-il — « je ne pouvais voir les amis qu’on n’aime pas ici et en particulier Tchertkov. »

« Vous connaissez Vladimir Grigoriévitch », — sans me laisser le temps de répondre : « C’est notre ami à tous deux.

  1. Plus exactement 48 ans. Le mariage est du 23 septembre 1862.