Page:NRF 18.djvu/566

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pensée venir si vivement au devant de la sienne ; il en oublie sa taciturnité.

— Déjà pendant nos permissions, dit-il, nous flairions le malentendu ; mais on avait tant d’intérêt à ne pas nous décourager qu’on usait de quelque prudence. C’est seulement une fois tout danger passé qu’on a cyniquement jeté les masques. On pouvait enfin tout dire et tout faire, et rire de ces lieux communs, bien râpés, bien usagés, dont on avait tiré un si beau rendement. Dieu sait si le retour nous soulevait d’ivresse, et pourtant ces premiers mois de liberté restent dans notre souvenir parmi les plus sombres, ceux où nous nous sommes posé les questions les plus découragées.

L’âpreté de ce grand homme hâlé qui marche à côté d’elle inquiète un peu Clymène. Va-t-il, par son exaltation, enlever de leur prix aux propos qu’il a tenus sur Heuland ?

— Ce retour, dit-elle, ne l’aviez-vous pas attendu trop impatiemment et pendant trop d’années pour qu’il pût ne pas vous décevoir ?

— Non, ce n’est pas cela ; mais il reste, entre les gens du front et ceux de l’arrière, un de ces réseaux de fil barbelé qu’on tendait par précaution derrière notre dos et qui nous isolaient si rigoureusement du reste de la vie. On parle deux langages différents et l’on ne se comprend plus de part et d’autre de la barrière. Pour nous qui avons vu tous les garçons d’un canton couchés par terre en un quart d’heure et des villages s’effacer de l’horizon comme des fumées, mort signifie mort et anéantissement dit ce qu’il dit. Mais pour ceux qui ne sont pas sortis de leurs meubles et de leurs habitudes, comment voulez-vous que ces mots soient autre chose que des façons de parler ? Quand l’alternative de chaque jour est d’être ou de n’être plus, les perspectives se simplifient ; les hommes aussi bien que les objets se classent en deux catégories : ceux qui nous ont aidés à rester vivants, depuis notre couteau