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de rigide. Sa magnifique loyauté le conduit parfois à des partis simplistes et sa passion de la logique le prive de flair. Avant mon service militaire, il y a bien douze ans déjà, nous avions touché tous les points, les uns après les autres, sur lesquels nos esprits ne pouvaient se rejoindre. Son chagrin en avait été profond, car il est de ces hommes pour qui les divergences d’idées sont les plus difficiles à passer sous silence. Puis la guerre est venue. J’ai dû désapprendre beaucoup, et précisément de ce qu’il nous restait encore en commun. Il avait assidûment médité les problèmes internationaux et avec une rare ingéniosité, mais pas une de ses prévisions ne s’est trouvée juste. Notez que presque tout le monde s’est trompé. Si mes erreurs ont été moindres que les siennes, je ne le dois qu’à ma paresse et à ce que je n’avais pas fait grands efforts pour rien préciser. Il n’en a pas moins ressenti de l’humiliation. Il est devenu timide, non pas comme un homme ébranlé dans ses convictions profondes, mais par crainte de compromettre ce qu’il garde de crédit sur moi. Souvent ses prudences me font peine ; je préférais ses anciennes intransigeances. Il est triste d’aimer plus que l’autre. Notez que la place qu’il tient dans mon affection reste la première ; elle ne peut sembler réduite qu’en regard de mon exaltation d’enfant ou de cette passion paternelle et un peu jalouse qu’il concentre aujourd’hui sur moi. Tous les deux dimanches, je vais à Paris où il est professeur, et je lui soustrais bien peu de son temps. Moi qui vis seul dans une petite vallée, avec la vingtaine d’ouvriers de mon usine, je ne pourrais pas trouver ailleurs la nourriture que sa conversation me donne. Mais ce n’est pas un homme qu’on leurre avec des gentillesses ; il n’est content que lorsqu’il obtient la parfaite adhésion de l’esprit. Je voudrais vous le faire connaître : vous seriez forcée de l’aimer.

— Ah, dit-elle, vous venez souvent à Paris ?

Comme on est sur le point de repartir, il songe au regard interrogateur qui va sans doute se fixer sur lui dès le