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RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE . 8l

une armée encore mieux organisée, un commandement dont les échelons, du généralissime au caporal, étaient plus souplement solidaires. La valeur d'une armée, comme celle de tout ce qui existe, n'est pas faite de son énergie potentielle, mais de son énergie utilisable, et la discipline, le commandement, conver- tissent seuls son énergie potentielle en énergie utilisable. D'elle-même, toute énergie utilisable se dégrade en énergie potentielle, et les physiciens nous enseignent qu'en cela con- sistera la mort de l'univers. Si nous considérons une armée comme un système clos, le roman naturaliste, le Feu ou la Débâcle, éprouvent et nous font éprouver la pente de cette dégra- dation de l'énergie, mettent en lumière et en valeur ce qui rend possible la transformation d'une unité organisée en le troupeau couché que nous étale le France de M. Gsell. Et c'est la direction la plus naturelle du roman professionnel, qui trouve dans le natu- ralisme sa pente de facilité. N'ayant que la « vie » à la bouche, il ne peut peindre de la vie que ce qui anticipe la mort. La vie, M. Bergson l'a largement enseigné, remonte au contraire cette pente. L'organisation transforme l'énergie potentielle en éner- gie utilisable. Et aucune organisation n'y arrive de manière plus saisissante, plus efficace que l'organisation militaire. Un général ne doit considérer les hommes que comme des éléments d'unités, des signes dans des combinaisons. Il est en bien plus mauvaise posture qu'un caporal pour rendre dans un livre cette vivante énergie militaire, pour la faire voir sur le point même où elle agit, pour la faire sentir à son maximum de tension et de concentration, comme cette page attribuée M. France nous la fait connaître dans sa détente et sa dégradation absolues. Aussi rien dans l'abondante littérature d'Etat-Major ou de G. Q.. G. ne me paraît valoir ce récit d'un caporal. <( La plus sale situa- lion de l'armée », dit-on communément, et avec raison, puisque le caporal n'a que des responsabilités sans avantages matériels. Mais la plus belle situation pour vivre de toute la vie de l'armée, puisque le caporal n'est pas chef vivant en chef, mais chef vivant en soldat, c'est-à-dire connaissant les deux côtés de la médaille. Seul un caporal pouvait peut-être frapper cette médaille à deux faces.

ALBERT THIBAUDET

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