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L’EMPOISONNEUR

L’automobile fut arrêtée à l’ombre d’un saule pleureur et le petit Jacques étant descendu pour jouer, Lise se prit à rêver aux années de sa jeunesse passée à Montréal.

D’une famille bourgeoise elle avait été élevée dans le confort et l’aisance ; son avenir s’annonçait heureux et paisible ; comment accepta-t-elle de partir en « jolly ride » avec une autre jeune fille et deux étudiants américains ?… Ses dix-huit ans ne pouvaient lui faire soupçonner les risques d’une pareille imprudence !… Pouvait-elle prévoir que des jeunes gens bien élevés, instruits, pouvaient avoir conçu un plan criminel, si froidement prémédité qu’ils n’avaient pas oublié le flacon de chloroforme ?

À son retour, à demi morte de honte, elle s’était alitée, prétextant une migraine, ne pouvant se décider à confier à ses parents de tristes événements qu’elle comprenait à peine.

Bientôt, elle fut obligée d’avouer son malheur ; et il fut décidé qu’il fallait la marier au plus vite. On la jeta à la tête d’un homme d’affaires très jeune et d’un brillant avenir, Paul Gravel. Il s’éprit éperdument de la jolie jeune fille, que sa pâleur et sa mélancolie rendait attrayante encore. Elle-même l’aima bientôt et, pendant le temps des fiançailles, connut un supplice horrible. Elle eût voulu tout avouer à l’homme qui allait lui donner son nom, mais ses parents, craignant le scandale d’une rupture, le lui interdisaient formellement.

Ses tourments se continuèrent pendant le voyage de noces ; sa lune de miel fut voilée de remords et un jour, en se mettant à table, elle trouva sous sa serviette une enveloppe contenant un chèque de mille piastres. Elle ne revit jamais son mari.

Elle retourna vivre chez ses parents et devint mère ; mais les reproches continuels dont on l’accablait lui rendirent son séjour intolérable et elle décida de gagner sa vie et de la consacrer uniquement à son fils. Heureusement, elle avait de réels talents de cantatrice et, après quelques leçons, complétant ses études de jeune fille, elle passa une audition avec succès et obtint un engagement de circuit. Avec l’accueil chaleureux du public, elle gagna bientôt une assurance et une aisance qui la conduisirent au triomphe.

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Ses réflexions furent troublées par des cris d’enfants ; au même instant, elle vit le chauffeur partir en courant vers le bassin où son petit Jacques se débattait, dans l’eau, peu profonde il est vrai, mais suffisamment pour mettre en péril un enfant maladroit et terrifié. Mais déjà, une jeune fille s’était penchée sur le parapet et saisissait l’enfant qui fut bientôt hors de danger, dans les bras du chauffeur.

Lise courut au-devant d’eux et c’est ainsi que Jeannette, qui avait conduit sa petite sœur au Parc Lafontaine, fit connaissance de la célèbre étoile qui fut, pendant quelque temps, sa protectrice.

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— Je ne puis vous remercier comme je le voudrais, car il faut que je me hâte d’aller mettre au lit mon petit Jacques qui est trempé, mais venez me voir demain à deux heures, je vous attendrai.

Et elle lui tendit sa carte.

Après le départ de l’automobile, Jeannette se demanda si elle se déciderait à faire cette visite. Cette belle dame l’intimidait et en somme, aller se faire remercier pour un geste tout naturel, presque instinctif, répugnait à sa modestie. Cependant, elle se dit qu’il serait impoli de se laisser attendre et que, peut-être, la dame pourrait l’aider à se procurer de l’ouvrage. Cette dernière pensée vainquit sa timidité, car l’idée que la petite Blanche connaîtrait bientôt la misère stimulait ses nerfs.

À l’heure dite, elle se présenta à l’Hôtel Mont-Royal où Lise, dans son désir de lui être utile, lui eût fait bientôt conter ses malheurs et, enchantée de pouvoir lui témoigner sa reconnaissance, la trouvant d’ailleurs charmante, elle lui offrit l’emploi vacant de femme de chambre.

— Mais vous voyagez, madame. Je devrai vous suivre et alors, qui prendra soin de ma petite sœur ?

— Mademoiselle Lina, que voici, n’attend que votre acceptation, pour se marier ; son fiancé et elle ont décidé de réunir leurs économies pour exploiter une petite ferme.

Jusqu’à l’hiver, je vais leur confier mon