Page:Nerciat - Félicia.djvu/320

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On m’apportait en même temps une lettre du fameux d’Aiglemont. Les lecteurs qui auront pris quelque intérêt à cet aimable fou seront sans doute charmés d’en entendre parler encore une fois et d’apprendre ce qu’il devint après s’être séparé de nous. Je vais copier sa lettre : je trouve cela plus commode que d’en faire l’extrait :

« Enfin donc, chère Félicia, je suis pris et très pris (cela ne veut pas dire que je suis amoureux, c’est bien pis). Je suis marié. Riche héritier et marquis, à la bonne heure, mais marié ! sentez-vous bien toute la force de cette expression ? Mon oncle, qui s’entend merveilleusement à manier les esprits, a su prouver à d’excellentes têtes de ce pays-ci que l’on ferait un coup de partie si l’on me donnait pour femme certaine jeune personne qui doit réunir un jour tous leurs héritages. Il a fallu passer l’affaire, car mon oncle assurait que j’étais à l’enchère à Paris, et pour peu qu’on hésitât, on risquait de me manquer. Imaginez, ma chère Félicia, toutes les angoisses auxquelles un pauvre humain peut être en butte ; dès lors, je les éprouve sans exception. Présenté chez tous les parents, à la ville, à la campagne ; trouvé par l’un aimable, par l’autre fou ; par celle-ci petit-maître, par celle-là fier et dédaigneux ; jugé par chacun au gré du caprice et des intérêts particuliers… Puis les hostilités sournoises des concurrents cachés, les délations anonymes, des éclaircissements, quelques-uns très vrais, d’autres outrés, sur ma manière de faire travailler l’argent ; puis, mes contremines, mes insinuations auprès des uns, mon courage vis-à-vis des autres… On ferait un poème épique de tous mes combats, de toutes mes craintes, de toutes mes victoires. Enfin, quand tout fut d’accord, il ne me manquait plus que d’avoir vu la future.

« Je ne m’attendais pas à tant de charmes et d’agréments : élevée dans un couvent par une tante sévère, et dévote (qui fait pénitence depuis dix ans d’avoir constamment déplu par sa laideur et d’avoir incommodé la société par beaucoup de mauvaise humeur et d’orgueil), ma prétendue me semblait devoir être une petite bégueule sauvage et peu faite