Page:Nerval - Le Rêve et la Vie, Lévy, 1868.djvu/287

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porte en planches qui donnait sur le manége, et nous causâmes longtemps au clair de lune, sous les tilleuls. Elle me raconta longuement tous ses désespoirs.

Celui qui l’avait amenée s’était épris d’une autre ; de là une querelle intime ; puis elle avait menacé de s’en retourner seule ou accompagnée ; il lui avait répondu qu’elle pouvait bien agir à son gré. De là les soupirs, de là les larmes.

Le jour ne devait pas tarder à poindre. La grande sarabande commençait. Trois ou quatre peintres d’histoire, peu danseurs de leur nature, avaient fait ouvrir le petit cabaret et chantaient à gorge déployée : Il était un raboureur ou bien : C’était un calonnier qui revenait de Flandre, souvenir des réunions joyeuses de la mère Saguet. Notre asile fût bientôt troublé par quelques masques qui avaient trouvé ouverte la petite porte. On parlait d’aller déjeuner à Madrid, — au Madrid du bois de Boulogne, — ce qui se faisait quelquefois. Bientôt le signal fut donné, on nous entraîna, et nous partîmes à pied, les uns se trompant de femmes et se trompant de chemin, — vous vous en souvenez, — les autres escortés par trois gardes françaises, dont deux étaient simplement MM. d’Egmont et de Beauvoir ; — le troisième, c’était Giraud, le peintre ordinaire des gardes françaises.

Les sentinelles des Tuileries ne pouvaient comprendre cette apparition inattendue qui semblait le fantôme d’une scène d’il y a cent ans, où des gardes françaises auraient mené au violon une troupe de masques tapageurs. De plus, l’une des deux petites marchandes de tabac si jolies qui faisaient l’ornement de nos bals n’osa se laisser emmener à Madrid sans prévenir son mari, qui gardait la maison. Nous l’accompagnâmes à travers les rues. Elle frappa à sa porte. Le mari parut à la fenêtre de l’entre-sol. Elle lui cria :

— Je vais déjeuner avec ces messieurs.

Il répondit :

— Va-t’en au diable ! c’était bien la peine de me réveiller pour cela !