Page:Nerval - Le Rêve et la Vie, Lévy, 1868.djvu/93

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Grands dieux ! personne peut-être ?… Au contraire ; chacun s’est dit déjà qu’il fallait qu’elle mourût pour tous, plutôt que de vivre pour un seul. Chacun a trouvé Achille trop beau, trop grand, trop superbe ! Iphigénie sera-t-elle emportée encore par ce vautour thessalien, comme l’autre, la fille de Léda, l’a été naguère par un prince berger de la voluptueuse côte d’Asie ? Là est la question pour tous les Grecs, et là est aussi la question pour le public qui nous juge dans ces rôles de héros ! Et moi, je me sentais haï des hommes autant qu’admiré des femmes quand je jouais un de ces rôles d’amant superbe et victorieux. C’est qu’à la place d’une froide princesse de coulisse élevée à psalmodier tristement ces vers immortels, j’avais à défendre, à éblouir, à conserver une véritable fille de la Grèce, une perle de grâce, d’amour et de pureté, digne en effet d’être disputée par les hommes aux dieux jaloux ! Était-ce Iphigénie seulement ? Non c’était Monime, c’était Junie, c’était Bérénice, c’étaient toutes les héroïnes inspirées par les beaux yeux d’azur de mademoiselle Champmeslé ou par les grâces adorables des vierges nobles de Saint-Cyr ! Pauvre Aurélie ! notre compagne, notre sœur, n’auras-tu point regret toi-même à ces temps d’ivresse et d’orgueil ? Ne m’as-tu pas aimé un instant, froide Étoile ! à force de me voir souffrir, combattre, ou pleurer pour toi ! L’éclat nouveau dont le monde t’environne aujourd’hui prévaudra-t-il sur l’image rayonnante de nos triomphes communs. On se disait chaque soir : « Quelle est donc cette comédienne si au-dessus de tout ce que nous avons applaudi ? Ne nous trompons-nous pas ? Est-elle bien aussi jeune, aussi fraîche, aussi honnête qu’elle le paraît ? Sont-ce de vraies perles et de fines opales qui ruissellent parmi ses blonds cheveux cendrés, et ce voile de dentelle appartient-il bien légitimement à cette malheureuse enfant ? N’a-t-elle pas honte de ces satins brochés, de ces velours à gros plis, de ces peluches et de ces hermines ? Tout cela est d’un goût suranné qui accuse des fantaisies au-dessus de son âge. » Ainsi parlaient les mères, en admirant toutefois un choix constant d’atours et d’or-