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LES FEMMES DU CAIRE.

de plonger moi-même le couteau dans le corps d’un légume, de crainte d’offenser un ancien dieu.

Je ne voudrais pas plus abuser pourtant de la pitié qui peut s’attacher au meurtre d’un coq maigre que de l’intérêt qu’inspire légitimement l’homme forcé de s’en nourrir : il y a beaucoup d’autres provisions dans la grande ville du Caire, et les dattes fraîches, les bananes suffiraient toujours pour un déjeuner convenable ; mais je n’ai pas été longtemps sans reconnaître la justesse des observations de M. Jean. Les bouchers de la ville ne vendent que du mouton, et ceux des faubourgs y ajoutent, comme variété, de la viande de chameau, dont les immenses quartiers apparaissent suspendus au fond des boutiques. Pour le chameau, l’on ne doute jamais de son identité ; mais, quant au mouton, la plaisanterie la moins faible de mon drogman était de prétendre que c’était très-souvent du chien. Je déclare que je ne m’y serais pas laissé tromper. Seulement, je n’ai jamais pu comprendre le système de pesage et de préparation qui faisait que chaque plat me revenait environ à dix piastres ; il faut y joindre, il est vrai, l’assaisonnement obligé de meloukia ou de bamie, légumes savoureux dont l’un remplace à peu près l’épinard, et dont l’autre n’a point d’analogie avec nos végétaux d’Europe.

Revenons à des idées générales. Il m’a semblé qu’en Orient les hôteliers, les drogmans, les valets et les cuisiniers s’entendaient de tout point contre le voyageur. Je comprends déjà qu’à moins de beaucoup de résolution et d’imagination même, il faut une fortune énorme pour pouvoir y faire quelque séjour. M. de Chateaubriand avoue qu’il s’y est ruiné ; M. de Lamartine y a fait des dépenses folles ; parmi les autres voyageurs, la plupart n’ont pas quitté les ports de mer, ou n’ont fait que traverser rapidement le pays. Moi, je veux tenter un projet que je crois meilleur. J’achèterai une esclave, puisque aussi bien il me faut une femme, et j’arriverai peu à peu à remplacer par elle le drogman, le barbarin peut-être, et à faire mes comptes clairement avec le cuisinier. En calculant les frais