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VOYAGE EN ORIENT.

— On croirait vraiment, articula Sarahil jetant l’huile sur le feu, que maître Adoniram est jaloux du roi.

Depuis un moment, cette femme le contemplait avec attention.

— Madame, répliqua l’artiste, si Soliman n’était d’une race inférieure à la mienne, j’abaisserais peut-être mes regards sur lui ; mais le choix de la reine m’apprend qu’elle n’est pas née pour un autre…

Saharil ouvrit des yeux étonnés, et, se plaçant derrière la reine, figura dans l’air, aux yeux de l’artiste, un signe mystique qu’il ne comprit pas, mais qui le fit tressaillir.

— Reine, s’écria-t-il encore en appuyant sur chaque mot, mes accusations, en vous laissant indifférente, ont éclairci mes doutes. Dorénavant je m’abstiendrai de nuire dans votre esprit à ce roi qui n’y tient aucune place…

— Enfin, maître, à quoi bon me presser ainsi ? Lors même que je n’aimerais pas le roi Soliman…

— Avant notre entretien, interrompit à voix basse et avec émotion l’artiste, vous aviez cru l’aimer.

Saharil s’éloigna, et la reine se détourna confuse.

— Ah ! de grâce, madame, laissons ces discours : c’est la foudre que j’attire sur ma tête ! Un mot, errant sur vos lèvres, recèle pour moi la vie ou la mort. Oh ! ne parlez pas ! Je me suis efforcé d’arriver à cet instant suprême, et c’est moi qui l’éloigne. Laissez-moi le doute ; mon courage est vaincu, je tremble. Ce sacrifice, il faut m’y préparer. Tant de grâces, tant de jeunesse et de beauté rayonnent en vous, hélas !… et qui suis-je à vos yeux ? Non, non, dussé-je y perdre un bonheur… inespéré, retenez votre souffle, qui peut jeter à mon oreille une parole qui tue. Ce cœur faible n’a jamais battu ; sa première angoisse le brise, et il me semble que je vais mourir.

Balkis n’était guère mieux assurée ; un coup d’œil furtif sur Adoniram lui montra cet homme si énergique, si puissant et si fier, pâle, respectueux, sans force, et la mort sur les lèvres. Victorieuse et touchée, heureuse et tremblante, le monde disparut à ses yeux.