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VOYAGE EN ORIENT.

nature, plus calme, plus verte, plus septentrionale, traduisait les magnificences du Delta d’Égypte, à peu près comme le latin traduit le grec… en l’affaiblissant.

Nous débarquâmes dans une prairie délicieuse et coupée d’eaux vives. Les bois, éclaircis avec art, jetaient leur ombre par endroits sur les hautes herbes. Quelques tentes, dressées par des vendeurs de fruits et de rafraîchissements, donnaient à la scène l’aspect d’une de ces oasis où s’arrêtent les tribus errantes. La prairie était couverte de monde. Les teintes variées des costumes nuançaient la verdure comme les couleurs vives des fleurs sur une pelouse du printemps. Au milieu de l’éclaircie la plus vaste, on distinguait une fontaine de marbre blanc, ayant cette forme de pavillon chinois dont l’architecture spéciale domine à Constantinople.

La joie de boire de l’eau a fait inventer à ces peuples les plus charmantes constructions dont on puisse avoir l’idée. Ce n’était pas là une source comme celle d’Arnaut-Keuil, devant laquelle il fallait attendre le bon plaisir d’un saint, qui ne fait couler la fontaine qu’à partir du jour de sa fête. Cela est bon pour des giaours, qui attendent patiemment qu’un miracle leur permette de s’abreuver d’eau claire… Mais, à la fontaine des Eaux-Douces d’Asie, on n’a pas à souffrir de ces hésitations. Je ne sais quel saint musulman fait couler les eaux avec une abondance et une limpidité inconnues aux saints grecs. Il fallait payer un para pour un verre de cette boisson, qui, pour l’obtenir sur les lieux mêmes, coûtait comme voyage environ dix piastres.

Des voitures de toute sorte, la plupart dorées et attelées de bœufs, avaient amené aux Eaux-Douces les dames de Scutari. On ne voyait près de la fontaine que des femmes et des enfants, parlant, criant, causant avec des expansions, des rires ou des lutineries charmantes, dans cette langue turque dont les syllabes douces ressemblent à des roucoulements d’oiseaux.

Si les femmes sont plus ou moins cachées sous leurs voiles, elles ne cherchent cependant pas à se dérober d’une façon trop