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VOYAGE EN ORIENT.

le voyage de la Mecque, dans l’idée sans doute de figurer les pays qu’il a vus ; car en cette seule circonstance on se permet d’y représenter des personnages qu’on a bien de la peine, du reste, à reconnaître pour vivants.

Ces préjugés contre les figures n’existent, comme l’on sait, que chez les musulmans de la secte d’Omar ; car ceux de la secte d’Ali ont des peintures et des miniatures de toute sorte. Il ne faut donc pas accuser l’islamisme entier d’une disposition fatale aux arts. Le différend porte sur l’interprétation d’un texte saint qui laisse penser qu’il n’est pas permis à l’homme de créer des formes, puisqu’il ne peut créer des esprits. Un voyageur anglais dessinait, un jour, des figures sous les yeux d’un Arabe du désert, qui lui dit fort sérieusement : « Lorsqu’au jugement dernier toutes les figures que tu as faites se présenteront devant toi, et que Dieu te dira : « Les voilà qui viennent se plaindre d’exister, et cependant de ne pouvoir vivre. Tu leur as fait un corps ; à présent, donne-leur une âme ! » Alors, que leur répondras-tu ? — Je répondrai au Créateur, dit l’Anglais : « Seigneur, quant à ce qui est de faire des âmes, vous vous en acquittez trop bien pour que je me permette de lutter avec vous… Mais, si ces figures vous paraissent dignes de vivre, faites-moi la grâce de les animer. »

L’Arabe trouva cette réponse satisfaisante, ou, du moins, ne sut que dire pour y répondre. L’idée du peintre anglais m’a paru fort ingénieuse ; et, si Dieu voulait, en effet, au jugement dernier, donner la vie à toutes les figures peintes ou sculptées par les grands maîtres, il repeuplerait le monde d’une foule d’admirables créatures, très-dignes de séjourner dans la Jérusalem nouvelle de l’apôtre saint Jean.

Il est bon de remarquer, du reste, que les Turcs ont respecté beaucoup plus qu’on ne croit les monuments des arts dans les lieux soumis à leur puissance. C’est à leur tolérance et à leur respect pour les antiquités que l’on doit la conservation d’une foule de sculptures assyriennes, grecques et romaines que la lutte des religions diverses aurait détruites dans le cours des