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DE PARIS À CYTHÈRE.

Voici que je quitte enfin cette petite France mystique et rêveuse qui nous a doués de toute une littérature et de toute une politique ; je vais mordre cette fois dans la vraie Suisse à pleines dents. C’est le lac de Neuchâtel que nous laissons sur notre gauche, et qui, toute la nuit, nous jette ses reflets d’argent. On monte et l’on descend, on traverse des bois et des plaines, et la blanche dentelure des Alpes brille toujours à l’horizon. Au point du jour, nous roulons sur un beau pavé, nous passons sous plusieurs portes, nous admirons de grands ours de pierre sculptés partout comme les ours de Bradwardine dans Waverley : ce sont les armes de Berne. Nous sommes à Berne, la plus belle ville de la Suisse assurément.

Rien n’est ouvert. Je parcours une grande rue d’une demi-lieue toute bordée de lourdes arcades qui portent d’énormes maisons ; de loin en loin, il y a de grandes tours carrées supportant de vastes cadrans. C’est la ville où l’on doit le mieux savoir l’heure qu’il est. Au centre du pavé, un grand ruisseau couvert de planches réunit une suite de fontaines monumentales espacées entre elles d’environ cent pas. Chacune est défendue par un beau chevalier sculpté qui brandit sa lance. Les maisons, d’un goût rococo comme architecture, sont ornées aussi d’armoiries et d’attributs : Berne a une allure semi-bourgeoise et semi-aristocratique qui, d’ailleurs, lui convient sous tous les rapports. Les autres rues, moins grandes, sont du même style, à peu près. En descendant à gauche, je trouve une rivière profondément encaissée et toute couverte de cabanes en bois, comme le Léman à Genève ; il en est qui portent le titre de bains et ne sont pas mieux décorées que les autres. Cela m’a remis en mémoire un chapitre de Casanova, qui prétend qu’on y est servi par des baigneuses nues, choisies parmi les filles du canton les plus innocentes. Elles ne quittent point l’eau par pudeur, n’ayant pas d’autre voile ; mais elles folâtrent autour de vous comme des naïades de Rubens. Je doute, malgré les attestations de voyageurs plus modernes, que l’ont ait conservé cet usage bernois du xviiie siècle. Du reste, un bain