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VOYAGE EN ORIENT.

part de palmiers, car le climat de Constantinople est déjà trop froid pour ces arbres. Un village, dont le port est garni de ces grandes barques nommées caïques, succède bientôt au palais ; puis on passe encore devant un sérail plus ancien, qui est le même qu’habitait en dernier lieu la sultane Esmé, sœur de Mahmoud. C’est le style turc du dernier siècle : des festons, des rocailles comme ornements, des kiosques ornés de trèfles et d’arabesques, qui s’avancent comme d’énormes cages grillées d’or, des toits aigus et des colonnettes peintes de couleurs vives… On rêve quelque temps les mystères des Mille et une Nuits.

Dans les caïques, le passager est couché sur un matelas, à l’arrière, tandis que les rameurs s’évertuent à couper l’onde avec leurs bras robustes et leurs épaules bronzées, coquettement revêtus de larges chemises en crêpe de soie à bandes satinées. Ces hommes sont très-polis, et affectent même dans les attitudes de leur travail une sorte de grâce artistique.

En suivant la côte européenne du Bosphore, on voit une longue file de maisons de campagne habitées généralement par des employés du sultan. Enfin, un nouveau port rempli de barques se présente ; c’est Kouroukschemé.

Je retins la barque pour me ramener le soir, c’est l’usage ; les rameurs entrèrent au café, et, en pénétrant dans le village, je crus voir un tableau de Decamps. Le soleil découpait partout des losanges lumineuses sur les boutiques peintes et sur les murs passés au blanc de chaux ; le vert glauque de la végétation reposait çà et là les yeux, fatigués de lumière. J’entrai chez un marchand de tabac pour acheter du latakeh, et je m’informai de la maison arménienne où je devais trouver mon ami.

On me l’indiqua avec complaisance. En effet, la famille qui favorisait en ce moment la peinture française était celle de grands personnages arméniens. On m’accompagna jusqu’à la porte, et je trouvai bientôt l’artiste installé dans une salle magnifique qui ressemblait au café Turc du boulevard du Temple,