Page:Nietzsche - Humain, trop humain (1ère partie).djvu/240

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
238
HUMAIN, TROP HUMAIN


une école aussi importante que celle du contrepoint et de la fugue dans le développement de la musique moderne ou que les figures à la Gorgias dans l’éloquence grecque. Se donner ainsi des liens peut paraître absurde ; néanmoins il n’y a pas d’autre moyen, pour sortir du naturalisme, que de commencer par se limiter de la façon la plus forte (peut-être la plus arbitraire). On apprend ainsi peu à peu à marcher avec grâce même dans les sentiers étroits qui passent comme des ponts au-dessus d’effrayants précipices, et l’on remporte comme butin la plus extrême souplesse de mouvement : c’est ce que l’histoire de la musique prouve aux yeux de tout homme vivant actuellement. C’est là que l’on voit comment pas à pas les liens deviennent plus lâches, jusqu’à ce qu’enfin ils peuvent paraître être rejetés tout à fait : cette apparence est le résultat suprême d’une évolution nécessaire dans l’art. Dans la poésie moderne, il n’y eut pas un si heureux affranchissement graduel des liens imposés par soi-même. Lessing tourna la forme française, c’est-à-dire l’unique forme d’art moderne, en dérision dans l’Allemagne et renvoya à Shakespeare ; et ainsi l’on perdit la continuité de cet affranchissement et l’on fit un saut en arrière dans le naturalisme — autrement dit dans les commencements de l’art. Gœthe cherche à s’en échapper en s’ingéniant sans cesse à se redonner des liens de diverses sortes ; mais même le mieux doué