Page:Nietzsche - Le Crépuscule des Idoles - Le Cas Wagner - Nietzsche contre Wagner - L'Antéchrist (1908, Mercure de France).djvu/219

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
219
LE CRÉPUSCULE DES IDOLES


même que la découverte de Stendhal. Cet homme profond, qui a eu dix fois raison de faire peu de cas de ce peuple superficiel que sont les Allemands, a vécu longtemps parmi les forçats de Sibérie, et il a reçu de ces vrais criminels, pour lesquels il n’y avait pas de retour possible dans la société, une impression toute différente de celle qu’il attendait ; — ils lui sont apparus taillés dans le meilleur bois que porte peut-être la terre russe, dans le bois le plus dur et le plus précieux. Généralisons le cas du criminel : imaginons des natures qui, pour une raison quelconque, ne reçoivent pas la sanction publique, qui savent qu’on ne les considère ni comme bienfaisants ni comme utiles, — sentiment du Tchândâla qui ne se sent pas jugé en égal, mais comme s’il était réprouvé, indigne, souillé. Chez toutes ces natures, les pensées et les actes sont éclairés d’une lumière souterraine ; chez eux toute chose prend une coloration plus pâle que pour ceux qu’éclaire la lumière du jour. Mais presque toutes les formes d’existence qu’aujourd’hui nous traitons avec honneur ont autrefois vécu dans cette atmosphère à moitié sépulcrale : l’homme de science, l’artiste, le génie, l’esprit libre, le comédien, le négociant, le grand explorateur… Tant que le prêtre a prévalu, comme type supérieur, toute espèce d’homme de valeur a été dépréciée… Le temps vient — je le promets — où le prêtre sera considéré comme l’être le plus bas, le plus menteur et le plus indécent, comme notre Tchândâla… Remarquez comme maintenant encore, avec les mœurs les plus douces qui aient jamais existé sur la terre, du moins en Europe, tout ce qui vit à