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PEUPLES ET PATRIES

se défendre de la germanisation intellectuelle, et une impuissance incontestée à triompher dans cette lutte. Dès à présent, je crois bien que dans cette France intelligente, qui est aussi une France pessimiste, Schopenhauer est plus chez lui qu’il ne le fut jamais en Allemagne ; je ne parle pas de Henri Heine, qui a passé depuis longtemps dans la chair et le sang des lyriques parisiens les plus délicats et les plus précieux, ou de Hegel, qui, dans la personne de Taine — c’est-à-dire du premier des historiens vivants — exerce une action souveraine, presque tyrannique. Quant à Richard Wagner, plus la musique française s’adaptera aux exigences réelles de l’âme moderne, plus, on peut le prédire, elle wagnérisera ; — elle le fait déjà bien assez ! Il y a cependant trois choses qu’aujourd’hui encore les Français peuvent exhiber avec orgueil comme leur patrimoine propre, comme la marque indélébile de leur ancienne suprématie de culture sur l’Europe, en dépit de tout ce qu’ils ont fait ou laissé faire pour germaniser et démocratiser leur goût. La première, c’est la capacité de passions artistiques, d’enthousiasmes pour la « forme », c’est cette faculté pour qui a été créée, entre mille autres, l’expression : « l’art pour l’art » ; elle a toujours existé en France depuis trois siècles, et, grâce au respect qu’y inspire « le petit nombre », elle y a toujours rendu possible l’existence d’une littérature de choix, d’une sorte de musique de chambre de la lit-