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CHAPITRE VI


Plaidoyer pour les coupables. — Promenades au crépuscule d’été. — Un homme entre deux gendarmes savoyards. — Alarmes physiques. — Le tramway de la rue Taitbout. — Le nouveau cours de Solfège.



La pitié fut, dès l’aurore de la vie, mon sentiment dominant ; la puissance de douleur allait chez moi jusqu’à l’intolérable. Il suffisait que notre gouvernante dit, à l’heure du goûter, alors qu’un pot de crème à la vanille m’était présenté, — et rien ne me paraissait plus délicieux, — que les enfants pauvres en étaient privés, pour que je reposasse sur mon assiette la petite cuiller qui venait de m’enchanter par le don d’une saveur délectable. J’ai ainsi offert à la vision vague, immense, de l’enfance sans bonheur l’hommage et la privation inutile de mon dessert. Arômes du sacrifice d’Abel montant vers un espace où rien ne pouvait l’accueillir ! Il y eut aussi l’enchantement du bain tiède, de ce restreint, mais enveloppant paradis liquide dont je me faisais un reproche. Le bain heureux, aujourd’hui encore, éveille en ma conscience, obscurément ou avec vigilance,