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Page:Noailles Le Livre de ma vie.djvu/189

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LE LIVRE DE MA VIE

jusqu’à ce que je les eusse apprises par cœur, les strophes d’un sonnet célèbre de Théophile Gautier qui résumait pour lui l’inspiration et les prouesses qu’il exigeait d’une œuvre poétique. Description exacte, haute en couleur, adoucie par d’habiles transitions, s’élevant soudain à la pensée philosophique traduite par l’image. L’élancement final, d’une « facture » irréprochable, voilà ce qui jetait l’oncle Paul dans l’émerveillement.

Triste et malade, éloignée de toute distraction, immobile dans mon lit drapé d’une moustiquaire, ne recevant que le jour triste filtré par les sombres sycomores que dispensaient les fenêtres de l’ouest non voilées contre le soleil, je m’appliquais à retenir les vers qui m’étaient proposés en exemple irréfutable. Le piano de ma mère emplissait à nos côtés, du tumulte de l’harmonie, l’étendue d’un salon vaste comme une route que des lustres énormes et nombreux divisaient au plafond ainsi que des bornes étincelantes. L’oncle Paul, sérieux, patient, recueilli, détaillait le sonnet vénéré et, dévotement, en prière autant que lui-même, je répétais après lui, surveillée par son regard attentif :

Sur le Guadalquivir, en sortant de Séville,
Quand l’œil à l’horizon se tourne avec regret,
Les dômes, les clochers, font comme une forêt ;
À chaque tour de roue, il surgit une aiguille.