Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/109

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— Elle est vivante ! dit-il en souriant amèrement. Et il garda un moment le silence. — Je ne sais si je vous ai dit, ajouta-t-il à demi-voix, qu’elle s’appeloit Eulalie. C’étoit Eulalie, et voici sa place.

Il s’interrompit encore. — Eulalie ! répéta Gervais en déployant sa main sur le rocher comme pour la chercher à côté de lui.

Puck lui lécha les doigts, et, reculant d’un pas, il le regarda d’un air attendri. — Je n’aurois pas donné Puck pour un million.

— Remettez-vous, Gervais. Pardonnez-moi encore une fois d’avoir ébranlé dans votre cœur une fibre si vive et si douloureuse. Je devine presque tout le reste de votre histoire. L’étrange conformité du malheur d’Eulalie et du vôtre frappa le père de cette jeune fille. L’intérêt que vous inspirez si bien, pauvre Gervais, ne pouvoit manquer de se faire sentir sur une âme exercée à ce genre d’impressions. Vous devîntes pour lui un autre enfant ?

— Un autre enfant, répondit Gervais, et notre Eulalie fut pour moi une sœur. Ma bonne mère adoptive et moi, nous allâmes loger dans cette maison neuve qu’on appelle le château. Les maîtres d’Eulalie furent les miens. Nous apprîmes ensemble ces arts divins de l’harmonie qui ravissent l’âme vers une vie céleste. Nous lûmes avec les doigts sur des pages imprimées en relief les sublimes pensées des philosophes et les charmantes inventions des poëtes. J’essayois de les imiter et de peindre comme eux ce que je ne voyois pas ; car la nature du poëte est une seconde création dont les éléments sont mis en œuvre par son génie, et avec mes foibles réminiscences je parvenois quelquefois à me refaire un monde. Eulalie aimoit mes vers, et que me falloit-il davantage ? Quand elle chantoit, on auroit cru qu’un ange étoit descendu de la cime des monts terribles pour charmer la vallée. Tous les jours de la belle saison, on nous amenoit à cette