Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/198

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pour se réserver le plaisir d’attribuer ce mauvais succès au vice radical du premier traitement. Cette fatalité, qui sembloit partout s’attacher à mes remèdes, finit par produire un tel scandale, que la justice crut devoir me défendre de pratiquer la médecine, sous peine de perdre le nez et les oreilles. J’étois si las de la science, et si jaloux de conserver les principaux ornements d’une figure humaine en bon état, que je me résignai à vivre d’aumônes, en suivant les convois des morts, que j’avois vus tant de fois s’ouvrir sous mes auspices. J’étois parvenu à ce point de misère et d’avilissement, quand le hasard me fit rencontrer avant-hier, aux portes de Damas, ces deux vieillards mendiants, dans lesquels j’ai reconnu depuis mon frère Douban le riche et mon frère Mahoud le séducteur, que les avantages de la fortune et de la beauté n’ont pas rendus plus chanceux que moi.

À ces derniers mots du récit de Pirouz, les trois frères se levèrent et demandèrent au vieillard bienfaisant de Damas la permission de s’embrasser, comme des voyageurs revenus de courses lointaines, qui se rencontrent inopinément au but commun de tous les hommes, sur cette pente de la caducité qui mène à la mort. Le vieillard les y autorisa par un signe de tête plein de douceur et de grâce ; et se levant à son tour en essuyant quelques larmes, il les embrassa aussi tous les trois ; après quoi il reprit sa place et les fit asseoir.

— C’est à moi, dit-il, de vous apprendre maintenant, ô mes chers amis ! comment je suis parvenu à l’éclatante prospérité qui couronne mon heureuse vieillesse, et qui va devenir votre partage ; car vous voyez en moi votre frère Ébid, que vous avez laissé dans la montagne de Caf. Consolez-vous, frères bien-aimés, et soyez sûrs que le jour où le Tout-Puissant vous dirigea vers ma demeure, il avoit tout oublié comme moi.