Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/257

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fils est trop riche, s’il est tourmenté par quelque remords qui l’oblige à répandre son superflu en œuvres de charité, qu’il regarde autour de lui ! Ne connoît-il point de peines à soulager dans son village, et peut-être parmi ses plus proches voisins ? » Car je serois devenu aussi étranger à mes souvenirs, à mes amitiés d’enfance, à ma patrie qu’à mon père ! Je recommencerois une vie nouvelle, la vie d’un autre qui n’a rien aimé de ce que j’aime ; et si elle étoit abrégée par la honte, par le chagrin, par les plaisirs même auxquels je me livrerois pour m’étourdir, laisserois-je les regrets que M. Despin fils a laissés ? Pensez-vous, monsieur, que mon véritable père, insensible à l’abandon que j’aurois fait de sa vieillesse, iroit courir les montagnes pour y chercher ma ressemblance ? Ah ! il l’éviteroit plutôt, n’en doutez pas ; car elle ne lui rappelleroit que mon avarice, ma bassesse et mon indignité ! Non, monsieur, je ne changerai pas d’état, je ne changerai pas de fortune, parce que je ne veux pas changer de nom, parce que je ne veux pas changer de famille. Je resterai pauvre, mais je resterai le fils de mon père, et je conserverai le droit de l’embrasser sans rougir : cela vaut mieux que de l’argent.

— Va régler les comptes, va, mon enfant, lui dit M. de Louvois en se détournant pour cacher son émotion. Un quart d’heure après, le fouet du postillon frappa l’air à coups redoublés. Une chaise de poste roula bruyamment sous la porte cochère de l’auberge. Elle sortit. Paul étoit assis sur le siège, comme la veille.

Un homme attentif à ce qui se passoit dans cette maison, et qui erroit tristement dans sa chambre en invoquant le secours de Dieu, s’élança rapidement vers la croisée pour convaincre ses yeux d’un nouveau malheur qu’il n’avoit pas prévu. Tout venoit d’être perdu pour lui, jusqu’à l’espérance ; il avoit vu mourir son fils pour la seconde fois, Paul étoit parti.

M. Despin tomba comme foudroyé sur le lit où il