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HENRI DE KLEIST

être tenu en garde contre les événemens politiques par une sorte d’apathie, résultat assez habituel de cette souffrance d’aine, qui, ayant assez à faire de se retourner constamment sur elle-même, s’attadie peu à ce qui remue le monde autour d’elle. Mais tel ne fut point son cas. Les malheurs de la Prusse n’eurent pas plutôt édaté, que Kleist se sentit livre à une nouvelle douleur. Du patriotisme le plus exalté, qui lui fait sentir amèrement les maux de son pays, résulte contre les Français une haine violente, qu’il ne prend guères à tâche de dissimuler. Par suite de ce nouveau choc moral qu’il éprouve, il se retire de toutes les sociétés, il renonce à toutes ses connaissances, il abandonne sa place au ministère, et s’enferme dans sa chambre pour ne plus voir personne. Puis, singulière chose ! soit par une de ces inexplicables contradictions d’humeur, soit peut-être aussi par le besoin de se distraire, c’est dans ce même intervalle de temps qu’il écrit la Cruche cassée, la seule comédie originale que nous connaissions de lui.

Cependant l’animosité qu’il manifestait contre les Français l’avait fait signaler, et les talens qu’on lui connaissait pouvaient le présenter comme un homme dangereux. Il fut arrêté et conduit en prison au fort de Joux près Pontarlier, là où avaient été Mirabeau et Tonssaint-Louverture. Six mois après on l’envoya à Châlons. On sait que dans ces deux prisons il composa beaucoup ; mais il n’est pas à présumer qu’il y retrouvât plus de sérénité d’ame que dans le monde, et un fragment de lettre qu’il écrivit de Châlons à une de ses amies, et qui nous a été conservé, le montre aussi triste que jamais.

« Je vis ici, dit-il, dans une solitude aussi complète qu’à K. À peine m’aperçois-je que je suis dans un pays étranger, et c’est souvent une espèce de rêve que j’aie pu faire un voyage de trois cents lieues sans changer de situation. Il n’y a dans Châlons personne à qui je puisse m’attacher, ni