Page:O’Neddy - Œuvres en prose, 1878.djvu/17

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qui, sans patrimoine, sans naissance, n’ayant pour unique revenu que leur paye, dont encore la plupart envoyaient une partie à une famille nécessiteuse, ne pouvaient guère mener une vie de seigneur, courir les tripots, être admis chez les dames de haut lieu, fréquenter les boudoirs des demoiselles de l’Opéra, en un mot connaître toutes les galantes choses qui suggèrent tant de galantes conversations. Il en était donc réduit à donner le bal à ses pensées, à causer avec les souvenirs de ses joies libidineuses, à faire tout bas le dénombrement de ses mille et une qualités et des mille et un succès qu’elles lui avaient valus. Tout cela n’apportait qu’un bien faible allégement à son ennui. Ce qui contribuait le plus à le rendre d’humeur morose, c’était de n’avoir pour spectateurs de sa bonne mine et de la belle tenue de son régiment que les arbres et les rochers de la route. Il aurait donné de grand cœur l’un des trois diamants qui brillaient à la garde de son épée pour voir, sur le bord du chemin, seulement une demi-douzaine de paysans occupés à le regarder dans la stupeur d’une niaise admiration. Son regard mystifié questionnait en vain les buissons, les sentiers, les marais, les monticules, dans l’espoir d’y découvrir soit un mendiant égaré, soit une crasseuse dindonnière, soit un pauvre petit chevrier. Personne, sacrebleu ! personne ! partout la plus impertinente solitude.

Pour se distraire de son dépit concentré, il eut la fantaisie de s’en prendre à ses soldats, de faire le tyranneau avec eux. Lançant donc à travers les rangs son cheval qui piaffait, il se mit à bousculer d’importance ceux dont le baudrier lui parut mal ajusté, le mousqueton mal fourbi, la jument mal étrillée. Dieu sait combien il darda d’invectives, combien il décocha de coups de fouet, combien, dans leur instinct et dans leur âme, bêtes et gens le maudirent ! Le jeu finit par l’ennuyer, et, plus morose qu’auparavant, il vint en galopant se replacer à la tête de sa colonne.

Tout à coup sa figure s’éclaircit, sa lèvre ébauche un sourire.... C’est qu’il voit à vingt pas de lui, sur la lisière du bois, un cavalier immobile qui promène sur les escadrons un œil profondément satisfait. C’était un jeune homme d’un peu plus de trente ans, bien fait de sa personne, physionomie haute et spirituelle — quoique étrange et exotique — portant la tête avec goût et ayant dans sa manière de se tenir à cheval tout le désinvolte aplomb naturel aux gens de qualité.