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conseillait d’attendre l’aurore. Et les trois amis, pelotonnés dans leurs fourrures, autour du brasier, rêvaient en contemplant la silhouette des tours. Bientôt les lignes en vacillèrent devant leurs yeux fatigués. Ils s’endormirent.


UN CIMETIÈRE DE MONUMENTS.

Dans une aube mal lavée, où couraient des écharpes de nuit, des cris discordants les réveillèrent en sursaut. C’était un tapage de fête foraine, des interjections gutturales, des voix rauques de basse-cour en délire. Leurs paupières blessées par l’ophtalmie des neiges se soulevèrent et l’étonnement les figea.

Les vieilles tours se dressaient, formidables, vivantes, animées. Un peuple entier en occupait toutes les anfractuosités, courait sur leurs galeries, agitant des bras noirs, bombant des ventres en tuniques blanches, poussant des clameurs discordantes. L’usure du temps avait rongé les pierres, creusé partout des escaliers, transformé en rocher l’œuvre des hommes, et par ces escaliers, par ces crevasses, montaient de terre des défilés bizarres, archaïques, jamais vus.

Tout à coup Atanibé poussa un grand éclat de rire.

« Ce sont des pingouins ! » dit-il.

Et Fandriana ajouta, triomphant :

« Sur les tours de Notre-Dame ! »

À travers le roman de Victor Hugo, il reconnaissait le joyau du moyen âge français maintenant disjoint, creusé comme un polypier, avec ses colonnettes écroulées, ses statues amputées. Des bosselures informes tenaient la place des sculptures en bas-reliefs. Les colosses royaux étaient culbutés et, gisants sur l’encorbellement, d’autres avaient dû rouler à terre. Oh ! ce sol plein de débris de merveilles !

Les porches étaient enfouis jusqu’à leurs archivoltes. Les explorateurs, se courbant, entrèrent dans cette nef majestueuse qui avait fait l’étonnement des siècles. La chute des grandes voûtes avait suivi celle des arcs-boutants qui les maintenaient. Rien que des colonnes abattues, un ou deux piliers seulement debout, et deux grands murs ajourés, incurvés par le haut, d’où pendaient des stalactites de glace… Au-dessus, par la trouée, le firmament morne… Dans ce grand enclos désolé, la neige avait mis sa nappe inviolée, seulement gaufrée çà et là par les traces en fer de lance du passage des palmipèdes. Il y faisait un vent hurleur et glacial. Peut-être les âmes de Quasimodo et de Claude Frollo y revenaient-elles ! Peut-être aussi l’écho lointain des trompettes du Sacre ! Mais, comme s’il raillait ce passé mort, le bavardage incessant des pingouins en sentinelle sur les tours emplissait l’air.

Atanibé se lança à l’ascension de l’édifice, chassant les oiseaux stupides de son bâton ferré. Les deux autres le suivaient. Parvenus à l’appui d’une gargouille, ils fouillèrent l’étendue. Fandriana avait déplié sur ses genoux une sorte de plan établi approximativement, où des monuments étaient indiqués à la place qu’on leur supposait.

« Voyons, dit-il. Nous sommes au cœur de la Cité. Regardons d’abord à nos pieds. Le plan signale un palais, enclosant une chapelle merveilleusement belle… Je ne vois rien de cela. »

Sur toute la surface de l’île, seule la cathédrale restait debout, comme un soldat mutilé sur un champ de bataille jonché de morts. Le vieux monument, bâti dans un siècle où l’architecte se donnait pour tâche de défier le temps, avait résisté à l’anéantissement total d’œuvres moins stables. Des renflements, des angles, des crevasses, des trous dans de la pierre marquaient vaguement l’emplacement des lourdes casernes, de l’épais Hôtel-Dieu, du Palais même, où ce bijou de la Sainte-Chapelle n’était plus qu’une poussière sans nom pour ces hommes venus de l’infini de l’espace et du temps. Peut-être aussi qu’à différentes époques le peuple avait aidé à la dévastation, aboli les murs sinistres de la Conciergerie, les murs lamentables de l’hôpital. Et toute l’aire si vaste de Paris était pareillement dévastée. La nature avait tout repris, tout effacé sauvagement. D’antiques cours d’eau qu’on avait cachés sous terre, la Bièvre, la Grange-Batelière, grossis, dévoilés, avaient secoué les demeures qui s’étageaient jadis sur leurs flots. Ils coupaient la Ville de traînées transparentes d’eaux solidifiées qui rejoignaient les glaces du fleuve.

« Après tout, dit Atanibé, nous pouvons nous tromper. Si cette cathédrale n’était pas Notre-Dame ? Si cette ville n’était pas Paris ? »

Fandriana sourit : « C’est Paris, j’en suis sûr. Orientons-nous. Il y a des repères qui ne trompent pas. Nous devons trouver, si nous regardons vers l’ouest, une tour qui fut fameuse, la tour Eiffel.

— Je ne vois qu’un immense échafaud de fer, décapité, dont les dernières traverses se tordent, libérées de l’étreinte des rivets.

— Eh bien ! c’est peut-être cela, dit Fandriana, car, de l’autre côté du fleuve, je crois bien distinguer la grande arche écroulée d’un Arc de Triomphe, indiqué sur mon plan.

— Parbleu ! s’écria Tulléar. C’est l’arc de l’Étoile, chanté par Victor Hugo. Et puis voici, au nord et au midi, les coupoles blanches et à peu près intactes du Sacré-