Page:Octave Mirbeau - La 628-E8 - Fasquelle 1907.djvu/177

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C’était un vieillard. Sa barbe descendait très bas. Comme la plupart de ses compagnons, il était vêtu d’une longue redingote, sorte de lévite, qui avait été noire, et, comme eux, il portait une casquette à visière, mais la sienne était en drap. Il ne parlait à personne et regardait devant soi… à la façon de ceux qui regardent en eux-mêmes. Son visage fermé exprimait plus de détresse qu’aucun visage même de vieux en larmes, et toute la fatigue du malheur humain. Cependant, ses yeux avaient conservé une jeunesse et une douceur émouvantes. Je me reprochais mon indiscrétion, mais sans parvenir à me détacher de cette figure en ruines où brillait ce regard jeune.

Il mit quelque temps à me voir, et puis se prit à me considérer. Je redoutai une apostrophe, au moins une grimace, et ce que je redoutai surtout, quand il se souleva, ce fut de le perdre. Mais il sourit et, ravi, j’entendis sa voix chanter :

— Bonjour, mossié !…

Je lui tendis la main. Il frissonna. Sa main molle resta quelques secondes dans la mienne, avec gaucherie, et je fus si ému, que je n’entendis pas ce qu’il me dit tout d’abord. J’écoutais, comme on écoute le bruit du vent, le bruit de la mer, ce parler où les r roulaient et où chantaient les finales… Il se comparait à Job et répétait :

— Yobb ! Yobb !…

Je m’assis près de lui, sur une malle de bois noir que rayaient deux bandes de peau de cochon.

Où avait-il appris le français ?

Jeune avocat, ayant, contre le gré de ses parents, épousé une fille pauvre, il avait dû, à la suite d’une altercation avec un magistrat antisémite, quitter la petite ville russe où il gagnait péniblement sa vie. Il était venu