Page:Octave Mirbeau - La 628-E8 - Fasquelle 1907.djvu/18

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Après le dîner, durant lequel nous avions beaucoup parlé de nos autos — car entre autres bienfaits de l’automobilisme, il est remarquable que le cours habituel de nos conversations sur l’immortalité de l’âme et sur les femmes en ait été si radicalement modifié — nous sortîmes. Et nous nous promenâmes par la ville.

Curieuse et délicieuse ville, et si lointaine !

La lune éclairait d’une lueur, aux éclats de nacre, les canaux encaissés, les ponts qui les enjambent d’une arche unique, les arbres grêles qui les bordent comme des rideaux de dentelle. Et les découpages, sur le ciel, des hauts pignons, prenaient des aspects d’un romantisme suranné et charmant… Puis, entre des espaces bleus, d’énormes tours surgissaient tout à coup dans la nuit argentée… Je dis qu’elles surgissaient ; elles avaient plutôt l’air d’être tombées du ciel, ayant gardé l’obliquité de leur chute sur le sol. Et nous longions ensuite des palais, sombres et muets, où la lumière dessinait, çà et là, l’ogive d’une porte, l’intervalle d’un créneau, des plaques de vitraux treillissés… Personne dans les rues, presque pas de lumières aux fenêtres… des boutiques endormies dont le rayonnement semblait se rétrécir, s’affaiblir et mourir, comme celui des lampes qui vont s’éteindre dans un sanctuaire… Et, brusquement, nous respirions, parmi l’âcre odeur des eaux enfermées dans la pierre, de violents parfums de jacinthes qui montaient, vers nous, de barquettes pleines de fleurs, amarrées au quai et attendant le marché du lendemain.