Page:Péguy - Notre jeunesse, 1910.djvu/200

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sans bien nous demander notre avis, un peu inconsidérément, un peu indiscrètement, tant nous avons pris l’habitude de ne vouloir connaître en Dreyfus que l’homme public, de ne vouloir le traiter qu’en homme public, durement comme un homme public. Laissant de côté, non seulement devant une réalité, mais devant une aussi saisissante, aussi tragique, aussi poignante réalité laissant de côté tout l’appareil des méthodes prétendues scientifiques, censément historiques, laissant de côté tout l’appareil des métaphysiques métahistoriques notre vieux maître, assis, disait, avec des larmes intérieures : On dirait qu’il y a une fatalité. On dirait que c’est un homme qui est marqué d’une fatalité. Il ne sort point constamment du malheur. Je viens de le quitter encore. (Et il nous contait cette dernière entrevue, ce dernier deuil, cette sorte d’embrassement, ce deuil familial, privé). Je l’ai vu, nous disait-il, ce héros, ce grand stoïcien, cette sorte d’âme antique. (C’est ainsi qu’il parle de Dreyfus, une âme inflexible, un héros, douloureux, mais antique). Je viens de le voir. Cet homme héroïque, cette âme stoïque, ce stoïcien que j’ai vu impassible et ne jamais pleurer dans les plus grandes épreuves. Je viens de le voir. Il était courbé, il pleurait sur cette mort. Il me disait : « Je crois qu’il y a une fatalité sur moi. Toutes les fois que nous nous attachons à quelqu’un, que nous voyons un peu de bonheur, que nous pourrions un peu commencer d’être heureux, ils meurent. » Nous étions saisis, dans cette petite boutique, de cette révélation soudaine. Quand nous pourrions un peu commencer d’être heureux, n’était-ce point le mot même, le cri d’Israël, plus qu’un symbole, la destination même d’Israël. Et en outre nous