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sont rencontrés et qui se croient enchaînés l’un à l’autre[1]… ». Dans un corps de fonctionnaires, ce besoin de sociabilité veule est dominé par la crainte de la délation, de la mauvaise note. Qu’on se rappelle dans le roman de Vergniol : l’Enlisement, les fonctionnaires du chef-lieu fréquentant le cercle bien pensant et bien noté où « la Préfecture aimait à les voir entrer pour les surveiller en bloc. »

L’amitié, sentiment individualiste, ignore ces calculs peureux et ces associations de lâchetés. Dans l’amitié, l’intime pénétration des individualités exclut cette duperie collective, ce mensonge mutuel qui est la loi de toute vie sociale et qui fait que l’individu croit n’être rien sans les autres. Émerson se moque avec raison de cette illusion destructive de l’individualité. « Notre dépendance de l’opinion, dit-il, nous conduit à un respect servile du grand nombre. Les partis politiques se retrouvent à des réunions nombreuses. Plus le concours de monde est grand, — à chaque nouvelle bannière annonçant la société d’une autre ville, le jeune patriote se sent plus fort de ces milliers de têtes et de bras. »

C’est pourquoi ce n’est pas seulement avec la camaraderie, c’est avec toutes les formes de solidarité que l’amitié se trouve en rapport antinomique.

La solidarité est un sentiment anti-individualiste. L’homme qui agit sous l’empire de la solidarité compte pour peu de chose l’individu en tant que tel.

  1. Maupassant, Sur l’eau.