Page:Paquin - Le lutteur, 1927.djvu/29

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— Bonjour les gars ! fit une voix qui réussit un moment à dominer le vacarme !

La plupart se retournèrent. Dans l’embrasure de la porte, un espèce de colosse fit son apparition flanqué de deux amis.

— Quens ! Pit Beauchamp, le boulé de Valclair, cria le voisin de Duval, Hector Tremblay.

Pit Beauchamp avait déjà commencé ailleurs à noyer dans un verre la tristesse de son départ… Il avait les joues rouges, les yeux vifs. Ses mouvements étaient brusques, saccadés.

— Ça sera pas long continua Tremblay qu’y va toutes nous stomper deux par deux.

Et comme pour lui donner raison Beauchamp regarda l’assistance insolemment et cria :

— Je prends le meilleur homme de vous autres à la colletée.

Un silence général accueillit ses paroles. Chacun s’était retourné, l’on cherchait qui relèverait le défi.

Soudain, calme, tranquille, la voix de Victor Duval brisa le silence.

— J’te prends au mot, Pit. Je te gage la traite que je te renverse.

En un clin d’œil, les chaises furent rangées le long des murs et autour de l’espace libre du milieu, un cordon de spectateurs se forma.

Pit Beauchamp n’avait pas encore « rencontré son homme » dans Valclair.

Des paris s’engagèrent.

Les deux hommes se toisèrent un instant et se prirent à bras le corps.

On n’entendit plus que le bruit de leurs souffles, les « ahan » qui accompagnaient chaque effort.

Durant cinq minutes, ils luttèrent sans résultat.

Soudain l’on vit pirouetter Beauchamp, qui chancela sur ses jambes, et tomba à genoux sur le plancher.

Il se releva, serra la main de son vainqueur.

— T’es un bon homme, Duval, tu m’as eu à la colletée, mais homme à homme, j’peux tétriper.

— Veux-tu qu’on essaye ?

Le cercle se reforma.

Les deux lutteurs enlevèrent leurs grosses chemises, ils étaient maintenant en camisole, plus libres dans leurs mouvements.

Les poings tendus en avant, dansant sur leurs jarrets, ils s’étudièrent un instant, se contentant de parer les coups, tous deux sur la défensive.

Ces sortes de batailles entre ces colosses à la force mal disciplinée, ne sont jamais bien longues : le temps d’échanger quelques bons coups.

Ce fut Duval qui reçut le premier coup. Le sang lui jaillit du nez et il alla presque s’assommer sur la muraille où il fut projeté violemment. Il était étourdi. Il ne voyait presque plus rien. La salle dansait. Tout tournait autour de lui.

L’adversaire s’avançait… Il le voyait grandir… grandir… prendre des proportions fantastiques… Il passa la main devant ses yeux. Subitement, avant que l’autre ait pu l’atteindre de nouveau, il recouvra la possession de ses facultés.

Le sang lui entrait dans la bouche. Il lui semblait que sa force augmentait, qu’elle se décuplait… Il poussa un cri qui n’avait rien d’humain et fonça en avant… Les deux poings s’abattirent comme deux masses sur la figure de Beauchamp. Puis obéissant à une impulsion animale, il éprouva une espèce de rage. Il fonça davantage, cognant sans merci, ne ressentant plus les coups qu’il recevait.

Finalement, il se recula d’un pied, ramena le bras en arrière, serra les poings à faire entrer les ongles dans la chair, et se portant en avant de toute la pesanteur de son corps, il frappa sans regarder mettant dans ce coup qu’il voulait décisif toute la vigueur dont il était capable. Le colosse, sous le choc, s’écroula, toute d’une pièce sur le carreau. Il avait la lèvre fendue.

— Hourra pour Duval, crièrent les gars de St-X…

Il marcha vers son opposant et l’aida à se relever.

— En as-tu assez ?

— Oui. Tu as gagné…

Et sans plus s’en vouloir que si rien n’était survenu entre eux, ils s’approchèrent du comptoir en titubant, et ingurgitèrent chacun une double rasade de whisky blanc, l’« étoffe du pays ».

Une heure après, Victor Duval, fatigué, abruti, prenait le train à destination du chantier où il devait passer l’hiver.

Il descendit à une station en plein bois à quelques cent milles de Rivière à Pierre… Il était nuit… Des voitures l’attendaient lui et ses compagnons… pour les conduire à leur campement à vingt-huit milles de là, en pleine sauvagerie.