Page:Paquin - Le lutteur, 1927.djvu/31

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

l’intéressaient peu, surtout quand ils avaient trait à des bonnes fortunes sensuelles, trop souvent imaginaires.

L’amour qu’il portait en son cœur le tenait pur de pensées… il sauvegardait sa jeunesse exubérante de santé.

Et ainsi l’hiver passa.

La neige graduellement se mit à fondre sous l’effet du soleil, qui, à chaque journée, devenait plus chaud.

Puis ce fut la drave, le flottage des billots que le St-Maurice charriait par milliers et par milliers et qu’il fallait suivre dans leur course.

Quand il se formait des montagnes de bois dans les rapides où ils se bloquaient, Duval allait poser la dynamite.

Il se hâtait de courir au rivage, s’adossait à un arbre et attendait… Soudain l’air s’ébranlait… un bruit formidable roulait au loin et revenait et l’on voyait les longs morceaux de bois, voler en l’air et retomber dans l’eau qui grondait, mugissait, écumait de rage.

Et les billots couvrant toute la surface du fleuve continuaient leurs descentes vers les scieries ou les pulperies prochaines.

Le St-Maurice semblait une rivière de bois.

Sur toutes ces scènes, le soleil se dardait dans l’ivresse de ses premiers rayons d’or.

La nature rajeunissait, l’air se faisait caressant. Et Victor songeait que les mois arrivaient où elle retournerait au Plateau redonner la vie au paysage que son départ endeuilla.


— III —


À remuer ces souvenirs, « le Lutteur » se laissa subjuguer par le charme des jours anciens. Il les regretta. Une lassitude l’engourdissait. Il se leva, fit quelques pas dans la pièce, sonna sa ménagère à qui il se commanda une tasse de café en même temps que les journaux du soir.

Il essaya de s’absorber quelques instants dans leur lecture. Mais il était tellement imprégné des souvenirs évoqués que les nouvelles du jour lui parurent comme des anachronismes.

Il ouvrit le même tiroir de tantôt, le tiroir où gisaient pêle-mêle les témoins muets d’un âge évanoui et que depuis longtemps — oh bien longtemps, il n’avait consultés.

Il en sortit un album de photographie, le feuilleta.

Il se contempla au retour du chantier…

Il était alors dans la plénitude de sa jeunesse. L’œil renfermait une vie ardente. On y lisait, en même temps qu’une détermination absolue, froide, et calculée, la confiance en soi, confiance illimitée de la vingtième année. Cet hiver passé au loin l’avait complété, l’avait mûri. Il avait parfait son type physique. Dans les membres musclés, l’on devinait la robustesse et la vigueur. Les réverbérations du soleil sur la neige lui avait hâlé le teint. Le blanc des yeux ressortait plus blanc et le regard en avait pris un quelque chose de magnétique et de troublant qui fascinait.

Une glace à la muraille reflétait son image. Le financier s’y regarda pour constater l’œuvre du temps.

Les années en passant n’avaient guère laissé de trace : à peine quelques fils blancs aux tempes. Le visage était le même sauf l’expression, les traits s’étaient durcis ; un pli aux lèvres en accentuait la dureté. Le regard était plus fixe. Il avait quelque chose d’étrange, de voilé, un peu de tristesse latente.

Mais par dessus tout, il respirait une opiniâtreté têtue mêlée de férocité. Ces yeux gardaient le secret d’une âme qui paraissait à la fois simple et complexe. La dominante en était la violence, mais une violence sourde, sans colère, maîtrisée, disciplinée.

Quelle impression recevra-t-il demain de cette visite attendue, de cette démarche souhaitée depuis si longtemps ?… Et elle ?… Qu’éprouvera-t-elle ? Sentira-t-elle renaître l’émotion, l’émotion qui fit battre son cœur à briser son corsage et la fit jeter presque pâmée, dans ses bras ? L’amour ancien renaîtra-t-il ? Est-ce bien vrai qu’elle l’avait aimé ?

Et voilà qu’il se mit à douter.

Pourtant… une fois…

 

En descendant du train, Victor Duval au lieu de suivre ses compagnons dans les hôtels, déposa son maigre bagage à la gare et voulut faire le tour de Québec. C’était la première ville dont il foulait le sol.

Il ne s’émerveilla pas outre mesure de ce qu’il y vit.

Conduit par ses lectures, il avait pénétré en imagination dans des villes plus populeuses, plus actives, plus riches.