Page:Paquin - Le lutteur, 1927.djvu/33

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— Vous reviendrez demain ?

— Si vous me le permettez.

— J’y tiens. Nous irons en voiture. Vous savez que papa m’a acheté un beau cheval. Je voudrais le dompter ; il est trop rétif… Papa ne veut pas que je sorte seule avec… Alors, je ne puis aller en voiture que lorsque le jardinier est libre… et… c’est une compagnie ennuyante comme la mort… Venez-vous voir mon cheval ?…

C’était une jeune bête que Monsieur Bourgeois avait achetée récemment. Elle était presqu’impossible à monter et, même attelée, il fallait tenir les guides serrées continuellement de peur qu’elle ne prenne le mors aux dents. Le député s’était fait rouler par un maquignon dans cet achat. Depuis longtemps Germaine le suppliait de lui acheter un cheval. Le père s’était finalement rendu à sa demande. La bête, avec son encolure élancée, ses pattes fines et son pelage d’un noir luisant, lui avait plu. Le vendeur avait certifié qu’elle était très douce. Quand il tenait lui-même les rênes, Charbon était docile et obéissant. Mais dès qu’il fut rendu à St-X… au Plateau personne ne put le monter et le jardinier seul pouvait le conduire ce qui était un travail absorbant.

Victor entra dans l’entre deux, passa la main sur la croupe du cheval, qui décocha une ruade…

— Faites attention, cria-t-il, à la jeune fille, pendant qu’il appliqua un solide coup de poing sur les naseaux de Charbon.

Il s’approcha plus avant, lui prit la tête dans ses mains, lui ouvrit la gueule de force, et examina les dents.

— C’est un bon cheval… il est jeune… Il n’a qu’un défaut, il a été mal dompté. Voulez-vous que je l’essaye ?

Comme tous les jeunes gens élevés à la campagne, il connaissait les chevaux, il était accoutumé de dompter les poulains, et de venir à bout des bêtes vicieuses. Pour les ramener du parc à l’écurie, il sautait sur leurs dos, à poil, les mains dans la crinière…

Il enleva son gilet, passa la bride à l’animal et le fit sortir. Il le lança s’ébrouer, lancer ses pieds en l’air… et l’ayant attaché à une grande corde, il le fit trotter au bout de la longe assez longtemps, le commandant de la voix et le stimulant du fouet, puis il sauta dessus, le laissa se mâter, et lui serrant les côtés de ses genoux, il le lança au grand galop par le chemin.

Quand il revint, il dit à Germaine :

— Dans quelques jours vous le monterez. Il sera docile comme un agneau.

Elle battit des mains car elle adorait l’équitation un peu par goût, beaucoup par snobisme.

À la maison, chez les Duval, il avait un peu de changement. La famille était diminuée et aussi les dépenses. Deux des garçons étaient partis.

L’aîné est toujours dans le Nord où son domaine s’agrandit. Dans sa dernière lettre il a annoncé qu’il avait maintenant au-delà de vingt acres en culture. Arthur est allé le rejoindre. Il ne reste plus, avec le père, pour l’aider, qu’Albert le bonasse.

L’une des petites filles est rendue à la ville où elle travaille, chez un notaire, comme servante.

Alphonsine doit se marier dans une semaine, avec Pierre Meloche, leur voisin. Au dire de la mère, elle épouse un bon garçon. Il n’a peut-être pas grand bien mais il possède par contre beaucoup de qualités appréciables. Il est sobre, économe, travailleur. Phonsine chante toute la journée et l’espérance du bonheur lui confère une certaine beauté.

Enfin la noce arriva. Un matin de juin. Phonsine revint de l’église, fervente et belle en sa pureté de vierge, au bras d’un homme qui était sien.

Dorénavant, elle lui appartenait ; il pourrait disposer d’elle à son gré, de son âme, de son cœur, de son corps. Complet, total, ce don d’elle-même elle l’avait accompli dans la sérénité et le contentement de l’idéal réalisé.

La fête dura deux jours selon la coutume. L’on mangea beaucoup ; l’on but encore plus. Le soir les jeunesses dansaient jusqu’à l’épuisement au son d’un violon criard et d’un accordéon essoufflé.

Victor invita Germaine… elle accepta de grand cœur… elle partagea la gaieté folle de ces gens simples… Ces réjouissances campagnardes étaient une nouveauté pour elle.

Comme il faisait chaud dans la salle encombrée de monde, Victor l’emmena au dehors se rafraîchir un peu. Les lilas du parterre se mourraient, et en mourant, ils exhalaient un parfum plus pénétrant, plus tenace, plus capiteux.

La voix soudain grave, ému d’avoir pris quelques libations trop rapprochées, il lui dit en dardant sur elle l’éclat de son regard qui luisait dans cette ombre :

— Germaine vous rappelez-vous une phrase que je vous ai murmurée à l’oreille, la veille