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lait avec orgueil une action qu’il croyait bonne.

De son côté, l’enfant l’aima, tendrement, sincèrement. Il y avait de la gratitude dans cet amour, beaucoup de gratitude. Elle comprenait ce qu’elle lui devait. Mais de voir que jamais il ne souriait, qu’il avait toujours, son « air d’enterrement » comme elle le lui reprochait, lui fit douter qu’il était heureux. Et, dans son cœur, instinctivement, naïvement, une grande sympathie s’éveilla… une grande tendresse pour lui.

Quand elle retourna chez elle, à la fin de l’année, après la distribution des prix, elle pleura beaucoup de le quitter.

Lui, qui pensait mal de toute l’humanité, essaya de la consoler. Il lui promit qu’elle reviendrait l’an prochain, puis une autre année, qu’il veillerait sur elle et que jamais rien ne lui manquerait.

Elle le regarda, stupéfaite :

— Pourquoi vous intéressez-vous tant à moi ?

— Pourquoi ?

Il haussa les épaules :

— Je ne le sais pas… Pour employer à quelque chose d’utile un peu de l’argent que j’ai.

C’était vrai qu’il était riche. La même chance inouïe le servait. Il la violentait, tentant des coups d’audace incroyable. À M. Boivin qui le lui reprochait, il répondait cynique à la façon de Paillasse, riant de ses malheurs.

— Malheureux en amour…

Il lui venait alors de ses succès un goût acre d’amertume.

Il n’avait pas d’amis, ne voulait pas s’en faire. Il méprisait, intérieurement, tout le monde. Au plus possédait-il quelques relations. À personne, il ne s’ouvrait de ses projets.

Quels étaient-ils ? Il n’aurait pu les définir lui-même. Il les portait dans sa tête, à l’état embryonnaire. Il attendait les événements.

Ses journées se passaient chez les brokers à tenter la fortune. De longues heures durant, il observait sur le tableau noir les fluctuations du marché.

Que ses stocks agissent bien ou mal, jamais, il n’abandonnait son flegme décevant. Ses traits, imperturbables semblaient à jamais figés sur sa figure.

Il achetait, vendait, achetait à nouveau et revendait… toujours ou presque avec le même incroyable résultat.

Ceux qui le virent à l’œuvre, déployant dans ses transactions une telle opiniâtreté lui confirmèrent le surnom de « lutteur » qu’il portait depuis l’époque où il était dans les assurances.

De tous ses compagnons d’alors, un seul aujourd’hui le fréquentait.

C’était un gaillard de six pieds et un pouce plus jeune que lui d’une année, et avec qui il avait pratiqué la lutte dans le gymnase que la Compagnie, l’une des plus fortes d’Amérique, avait fait construire pour ses hommes. Ce fut Janvier Brossard qui l’initia à ce sport violent, le seul qui l’intéressât. Il lui confia le secret des prises et des contre-prises les plus difficiles. Il arriva ce qui arrive souvent : l’élève devint l’égal du maître presque son supérieur.

Tous les deux fervents du « matelas » ils se lièrent ensemble. Une fois par semaine ils se livraient à leur passe-temps préféré dans un club où ils s’étaient fait inscrire sur la liste des membres à vie.

Brossard avait abandonné son ancienne position. Il était présentement, à la tête d’un important bureau d’immeubles, rue St-Jacques.


— XI —


La fonderie Dollard, située près du port, dans l’Est de la ville, occupait une étendue immense de terrain. Des centaines et des centaines d’ouvriers y travaillaient. Ses feux ne s’éteignaient que rarement. Trois équipes d’hommes se relayaient à la besogne. Le soir, quand on passait auprès, on voyait la flamme s’échapper des cheminées, illuminant un pan du ciel.

Le jour, c’était un bruit assourdissant, une rumeur folle d’activité. Des wagons pénétraient dans ses cours, en sortaient chargés de bouilloires gigantesques, de pièces de machineries.

Établie depuis cinquante ans, cette institution n’avait fait que prospérer.

Le feutre rabattu sur les yeux, les traits durs, martelant de sa canne l’asphalte du trottoir, Victor Duval longeait les hautes murailles de briques noircies qui encernent l’usine comme une forteresse. Par la grille ouverte il vit sortir un train complet chargé de lourdes pièces. Il supputa mentalement ce qu’il devait rapporter en argent. Il en ressentit jusque dans sa chair l’aiguillon de la jalousie.