Page:Paquin - Le lutteur, 1927.djvu/61

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— Songez-vous à ce que cela signifie votre décision de l’autre soir ? Cela signifie que nous sommes dans la misère la plus noire.

— Oui cela signifie que votre mari ira en prison. J’ai tout ce qui faut pour l’y envoyer.

Il fit une pause.

— Et il y ira.

Elle tressaillit et se redressa.

Sa main droite fouilla dans sa manche gauche.

À son tour, il se leva. Il parla avec âpreté… fougueusement… haineusement.

— Vous rappelez-vous Germaine Bourgeois le jour où je suis allé chez vous à Québec, le jour où je me suis agenouillé, moi homme, devant vous, le jour ou vous êtes moqué de moi, où vous m’avez ri au nez… j’ai souffert dans cette minute plus que je ne puis vous faire endurer… car vous…

Et, comme un crachat à la face, il lui lança méprisante, cette phrase :

— Vous, vous n’avez pas de cœur… vous ne savez pas ce que c’est qu’un cœur…

Elle répondit, suppliante à ces mots sifflés entre les dents.

— Victor !

Le courage lui manquait pour remplir sa mission.

— Germaine Bourgeois, quand vous m’avez expulsé de chez vous, après avoir fait crier de souffrance mon cœur, mon cœur à moi, qui était un vrai cœur, et que vous avez tué, j’ai juré que je me vengerais… J’ai pris le temps… Je vous vois, vous la grande Dame, humiliée à votre tour, me suppliant, moi Victor Duval, le petit habitant de St-X… Votre mari que vous m’avez préféré, je l’ai brisé comme verre… et je vous briserai aussi…

Ah ! Je n’étais rien alors ! Vous m’avez bafoué. Mais, maintenant, Victor Duval, c’est quelque chose, c’est une puissance… Eh ! bien, chère Madame, (et il redevint calme et cynique) je veux que vous sachiez pour rendre votre pauvre petit chagrin de petite fille gâtée, plus amère, plus cuisant, je veux que vous sachiez que les contrats de votre mari sont bel et bien valables, mais qu’il ne peut le prouver… Je veux que vous sachiez que votre fortune je vous la vole comme vous m’avez volé mon bonheur… je veux que vous sachiez que j’ai ce qu’il me faut pour faire emprisonner votre mari… qu’il est innocent et que personne le prouvera…

Vivement, elle sortit la main de sa manche.

Victor Duval vit reluire le canon d’un revolver…

— Vous êtes un misérable, monsieur Duval… et je…

— …devrais vous tuer, n’est-ce pas ce que vous voulez dire… Mais tirez donc. Vous êtes trop lâche. Vous tuez moralement… Physiquement, non… vous n’avez pas ce courage…

Une détonation se fit entendre. Il sentit une douleur à l’épaule. Il passa la main. La balle lui avait simplement effleuré les chairs, juste assez pour les faire saigner.

Toujours calme et froid, il continua :

— Votre arme ne fonctionne pas bien…

Il ouvrit le tiroir, en sortit un browning tout chargé et le tendit à la jeune femme.

— Essayez donc celui-là. Il est chargé prêt à partir… Et puis, voyez-vous, vu que c’est mon arme on croira à un suicide.

Épuisée par la tension nerveuse, elle s’écrasa sur le sol.

Il la prit dans ses bras, et la souleva, lui frictionna les paumes de la main. Un désir lui vint de poser ses lèvres sur ses lèvres, dont à certaines heures il avait la hantise. Mais comme il se pencha, une image s’interposa entre Germaine et lui. Il vit l’ovale pur du visage où les yeux caressants mettaient de la tendresse ; et foudroyante, subite, le laissant interdit, il eut la révélation en lui d’un amour nouveau, d’un amour où entrait beaucoup de douceur. Et voilà que Pierrette le regardait et ses yeux étaient chargés de reproches. Germaine était remise. Elle avait l’air triste d’une biche traquée.

L’orgueil de Victor Duval était satisfait.

Il eut presque honte de son acte.

— Vous sentez-vous mieux, maintenant ?

Pendant qu’il lui parlait, il l’examinait. Elle était encore jolie, mais on sentait la griffe du temps. Au coin des yeux une minuscule patte d’oie… La chair était moins rose, les lèvres moins purpurines. Victor Duval fut surpris, pour la première fois qu’il l’examinait ainsi de ne rien ressentir de la fièvre du désir. Il s’aperçut que de sa jeunesse rien n’existait. Son amour était mort depuis longtemps. Seul avait souffert son orgueil, puisqu’à présent qu’il était vengé, il n’éprouvait aucun regret.

— Madame, dès demain j’accepterai les contrats de votre mari. Il n’y aura rien de changé dans les conditions existantes entre la Fluviale et la Fonderie Dollard. Maintenant loyalement, permettez-moi de vous tendre la main. Tout est effacé du passé. Il