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PASCAL. — PENSÉES.
6.

L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant[1]. Il ne faut pas[2] que l’univers entier s’arme pour l’écraser. Une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue[3], parce qu’il sait qu’il meurt[4], et l’avantage[5] que l’univers a sur lui : l’univers n’en sait rien.

Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever, non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale[6].

  1. « Un roseau pensant. » Image admirable, justement célèbre. Elle a dû être préparée ; elle semblerait bizarre si Pascal avait dit tout d’abord : L’homme est un roseau pensant. — Le plus faible. L’imagination exagère toujours.
  2. « Il ne faut pas. » Cette phrase ajoute beaucoup, par le contraste, à l’effet de la phrase suivante.
  3. « Ce qui le tue. » Ce neutre même fait sentir que ce qui le tue n’est pas une intelligence, une personne.
  4. « Parce qu’il sait qu’il meurt. » Cette protestation, où respire tout l’orgueil que peut donner à la pensée la conscience d’elle-même, c’est le cri de l’âme de Pascal, toujours malade, se sentant mourir, mais sachant qu’il meurt, et fier de cette force de génie qu’il appliquait à pénétrer le secret de sa chétive existence.
  5. « Et l’avantage. » Tous les éditeurs, jusqu’à présent, ont ponctué ainsi ce passage : et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. Nous pensons qu’il faut ponctuer comme nous l’avons fait dans le texte : parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage, c’est-à-dire qu’il sait l’avantage. Cette courte phrase, l’univers n’en sait rien, a plus d’effet étant détachée, et elle est bien dans la manière brusque de Pascal.
  6. « De la morale. » Pascal n’a rien écrit de plus beau que ces quelques lignes. On trouve dans le manuscrit une première ébauche de cette pensée, avec ce titre : Roseau pensant : « Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité, mais c’est du règlement de ma pensée. Je n’aurai pas davantage en possédant des terres. Par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends. » Comprendre est pris ici dans son sens étymologique d’embraser. Ce trait, par l’espace l’univers m’engloutit somme un point, peut servir de commentaire à ces mots de notre texte : « L’espace et la durée que nous ne saurions remplir. » Cf. xvii, 1.