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PASCAL. — PENSÉES.

mêmes maux que la réalité. Mais parce que les songes sont tous différents, et qu’un même se diversifie, ce qu’on y voit affecte bien moins que ce qu’on voit en veillant, à cause de la continuité[1], qui n’est pourtant pas si continue et égale qu’elle ne change aussi, mais moins brusquement, si ce n’est rarement, comme quand on voyage ; et alors on dit : Il me semble que je rêve ; car la vie est un songe[2] un peu moins inconstant.

15.

… Nous supposons[3] que tous les conçoivent de même sorte : mais nous le supposons bien gratuitement ; car nous n’en avons aucune preuve. Je vois bien qu’on applique ces mots dans les mêmes occasions, et que toutes les fois que deux hommes voient un corps changer de place[4], ils expriment

  1. « De la continuité. » Qu’il y a dans la veille. — Si ce n’est rarement. C’est-à-dire qu’elle ne change brusquement que rarement, par exemple en voyage.
  2. « La vie est un songe. » Mont., Apol. p. 316 : « Ceulx qui ont apparié nostre vie à un songe ont eu de la raison, à l’adventure, plus qu’ils ne pensoient, » etc. Rien de plus vulgaire que cette imagination des sceptiques ; mais Pascal la porte ici à un degré de précision qui la rend infiniment ingénieuse. Il fallait un esprit tout à fait scientifique pour poser le problème avec cette netteté. On ne peut mieux préparer une expérience de physique que Pascal ne prépare ici, par hypothèse, cette expérience d’observation intérieure, qui serait décisive, mais qui est impossible à faire malheureusement, parce qu’elle est contre la nature des choses. — Cf. viii, 2, en note.
  3. « Nous supposons. « En titre, dans le manuscrit : Contre le pyrrhonisme. Ce morceau, qui est une suite, commençait d’abord par ces mots, que Pascal a barrés : « C’est donc une chose étrange qu’on ne peut définir ces choses sans les obscurcir. » Cette phrase nous reporte à ce qu’on lit dans l’écrit intitulé : De l’esprit géométrique : « La géométrie ne définit aucune de ces choses, espace, temps, mouvement, nombre, égalité, ni les semblables qui sont en grand nombre, parce que ces termes-là désignent si naturellement les choses qu’ils signifient, à ceux qui entendent la langue, que l’éclaircissement qu’on voudrait en faire apporterait plus d’obscurité que d’instruction. » P. R. substitue donc une autre pensée à celle de Pascal en écrivant : Nous supposons que tous les hommes conçoivent et sentent de la même sorte les objets qui se présentent à eux.
  4. « Un corps changer de place. » P. R. substitue voient de la neige ; et plus loin, qu’elle est blanche. De cette manière, ils ne font porter le doute